Dossier L’Express : L’inquiétant essor de l’ésotérisme

Ce dossier tente de mettre le doigt sur ce qui aura permis au New Age de passer d’une fantaisie de niche à un concept grand public, s’engouffrant en quelques années pleinement dans la culture, la santé, l’entreprise, et constituant une porte d’entrée vers des pratiques et des mouvements sectaires, dont certains sont aujourd’hui surveillés par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes)

–     Risques – Entretien avec le chef de la Miviludes, Donatien Le Vaillant

Dans un court entretien, Donatien Le Vaillant, chef de la Miviludes, met en garde contre les dérives auxquelles exposent les croyances ésotériques. On constate aujourd’hui une augmentation du nombre de signalements dans ce domaine. Selon lui, plusieurs ingrédients se sont additionnés pour favoriser cette intensification des dérives : la perte d’influence des grandes religions, la succession d’épreuves collectives, et l’explosion de l’usage du numérique.

L’ésotérisme est propice aux dérives également parce qu’il repose sur l’idée de transmission d’enseignements secrets. Seuls certains individus seraient aptes à recevoir l’enseignements du gourou et à comprendre son véritable sens : c’est ainsi que commence l’emprise. La victime mise sous emprise ne s’en rend pas immédiatement compte, puisqu’elle se trouve alors « pleine d’une énergie nouvelle donnée par les promesses de réalisation de ses rêves ». Elle sera encouragée à ne pas partager avec ses proches tout ce qu’elle apprend mais aussi à changer de mode de vie.

Donatien Le Vaillant rappelle qu’afin que le gourou ne parvienne pas à couper « leurs cibles de leur entourage », il est vital en tant que proche de garder le contact, sans chercher à dénigrer à tout prix le mouvement auquel la victime appartient. 

L’entretien se conclut sur les priorités de la Miviludes : la formation des différents services de l’Etat à la prise en compte des dérives sectaires, le lancement d’une enquête de victimisation et enfin la sensibilisation des grandes plateformes numériques à la question des dérives sectaires.

– Histoire – A la poursuite d’un monde occulte

L’ésotérisme, l’expression d’une recherche de vérité absolue, a toujours existé : « dans toutes les cultures, on trouve des personnes qui développent un discours visant à aboutir à la connaissance absolue du monde » explique Damien Karbovnik, sociologue et historien des religions. L’historien précise également que c’est au cours de la Renaissance que se forme l’ésotérisme tel que nous le connaissons et pratiquons en Occident. A cette époque, des textes anciens comportant des réflexions sur la vie comme expérience intérieure du divin, sur la frontière entre l’esprit et le corps, ou les correspondances entre astres et nature, retiennent l’attention. Au cours des siècles suivants, les courants ésotériques tenteront de trouver des compromis avec la science. Le spiritisme illustre cette tendance : à partir de 1850 la communication avec les morts est considérée comme porte vers une nouvelle « religion scientifique de l’âme » et enthousiasme les milieux intellectuels. C’est dans ce sillage qu’émerge Helena Blavatsky, qui crée en 1875 la Société théosophique. L’objectif est de faire advenir une nouvelle spiritualité mondiale en fusionnant christianisme et sagesses orientales : « les tables tournantes font place au karma, mantras, yoga, réincarnation et maîtres invisibles vivant dans l’Himalaya », note Pascale Duval, porte-parole et directrice de l’Union nationale de défense de la famille et de l’individu victime de sectes(Unadfi). De la théosophie naîtra notamment l’anthroposophie, les méthodes de développement de soi de George Gurdjieff (« le travail sur soi »), le New Age et, par ricochet, la Scientologie. 

– Egarements – Quand l’écologie mène à l’irrationnel

L’écospiritualité comporte une puissante nostalgie des peuples primitifs, considérés comme les premiers véritables écologistes, puisqu’ils n’auraient pas vécu séparés de la nature contrairement à l’homme moderne. Rudolph Steiner fait figure de pionnier de l’écospiritualité, en ce qu’il s’appuie sur une vision de la nature comme possédant une conscience et étant organisée autour de correspondances, par exemple entre le règne végétal et les astres. De cette vision découlent des croyances plus farfelues étranges qui parsèment la doctrine anthroposophe, comme celle qui affirme que le gui peut guérir le cancer. « Comme les scientologues, les anthroposophes cachent leur véritable cosmologie. Ce sont de très bons communicants. Le label Demeter met ainsi en avant le fait que ce serait plus bio que bio », déclare Camille, à l’origine d’un témoignage livré à l’Unadfi au sujet de ses années « d’endoctrinement insidieux » au sein de stages de viticulture biodynamique.

A l’heure actuelle, la NEF (Nouvelle Economie Fraternelle) , une banque créée par des anthroposophes, finance des mairies écologistes comme celle de Lyon. Remarque intéressante, le premier candidat écologiste à une élection présidentielle, l’agronome René Dumont, déclarait dès 1988 au sujet de Pierre Rabhi, (proche de l’anthroposophie et fondateur du mouvement Colibris : « [il enseigne] que les vibrations des astres et les phases de la Lune [jouent] un rôle essentiel en agriculture, et [propage] les thèses antiscientifiques de Steiner, tout en condamnant Pasteur ».

– Essentialisation – Les pièges du « féminin sacré »

D’après un sondage IFOP réalisé en 2020, les femmes étaient 63% à croire à au moins une discipline des parasciences, comme la lecture des lignes de la main ou la sorcellerie, contre 52% d’hommes. L’importance culturelle qu’ont pris les concepts de ‘féminin sacré’ ou de ‘sorcière’ ces dernières années pourrait expliquer ce résultat. La notion de sorcière comme elle est présentée actuellement dans le contexte du féminin sacré va bien au-delà de la réalité historique que couvre ce mot : « l’appropriation de cette figure se fait […] dans une démarche de développement personnel – une porte ouverte pour les arnaqueurs et autres vendeurs d’amulettes » note Maryse Simon, historienne chargée de cours à l’université de Strasbourg. Dans cette optique de développement personnel, le féminin sacré invite à renouer avec la déesse qui est en soi, mettant en avant des profils archétypaux de femmes, comme l’amante, l’amazone ou la déesse mère. Au-delà de cette vision schématique de la femme, le féminin sacré a popularisé des pratiques qui présentent certains risques. La bénédiction de l’utérus en est une : le danger réside en ce que cela prédispose « certaines à dériver vers les pseudo-médecines promettant de soulager de véritables pathologies », explique Mathieu Repiquet du collectif NoFakeMed.

– Liaisons dangereuses – Des liens privilégiés avec l’extrême droite

Stéphane François, professeur en science politique à l’université de Mons, est l’auteur de L’occultisme nazi et de l’ouvrage Les Vert-Bruns. A travers ses publications et ses recherches, il décrit l’influence de l’occultisme nazi -ou de l’occultisme en général- sur les courants idéologiques issus de l’extrême-droite radicale. Certaines trajectoires attestent de cette proximité, comme celle de Walther Darré, ex-général SS qui fut le disciple de Rudolf Steiner, ou celle de Louis Fouché, médecin anesthésiste-réanimateur, fondateur de RéinfoCovid, un mouvement antivax et complotiste,  favorable aux pratiques de soin non conventionnelles.

L’article s’arrête également sur la tenue au mois de mai dernier du salon Demain, c’est aujourd’hui. Organisé par l’association Mouvement énergétique pour l’évolution terrestre, l’événement a rassemblé des adeptes de pratiques ésotériques, des complotistes et des représentants de l’extrême-droite. Antoine Duvivier et Angelo Berardi, respectivement ancien porte-parole des Brigandes et cofondateur de la communauté de La Rose et l’Epée, y sont intervenus, déclarant que la théorie de l’évolution était un mensonge, qu’existaient déjà des civilisations humaines il y a plus de 100 000 ans et que « le changement d’ère astrologique » que nous traverserions renforce « les idées socialistes, la mondialisation, l’homosexualité, et les questions de genre chez les petits enfants à l’école. »

Tout adepte de l’ésotérisme n’embrasse pas fatalement les théories racistes et suprémacistes affichées par les mouvements d’extrême-droite. Néanmoins, les chercheurs constatent qu’une partie des personnes attirées par les thèses ésotériques qui rejettent la science, les faits et la rationalité était a priori dépolitisée, puisque défiante envers les institutions. Une autre partie, explique Stéphane François, « ne rejette pas entièrement la politique, mais celle qui représente selon eux l’expression de la décadence. Elle désire alors un retour à un certain ordre. L’ésotérisme d’extrême-droite, c’est la promotion d’une société traditionnelle, très hiérarchisée, dirigée par une « élite véritable’ et antirationnelle ».

– Rencontre – Patricia Darré, la star des médiums

Patricia Darré affirme être en contact avec de nombreuses entités, certaines anonymes, d’autres plus connues : Jeanne d’Arc, Gilles de Rias, Napoléon ou encore Jacques de Molay. Depuis 2012, elle a signé une douzaine de livres, tous vendus à des milliers d’exemplaires. Leur contenu mélange toujours des faits réels tirés de l’histoire de France avec des éléments surnaturels, ce qui permet de faire parler un personnage iconique décédé, qui livrerait ses secrets au médium.

Une société de production, Belle Télé, vient d’acquérir les droits de ses trois premiers livres : « Patricia est un personnage extraordinaire. La ‘fille d’à côté’ qui, un jour, se découvre des superpouvoirs et fait le bien autour d’elle » a déclaré Sébastien Folin, le fondateur de Belle Télé. Le scénario des premiers épisodes serait déjà prêt et les producteurs à la recherche de plateformes de streaming et de sociétés de distribution.

– Enquêteur extraordinaire – Stéphane Allix, le Tintin du paranormal

Ancien grand reporter de guerre, Stéphane Allix voit son frère décéder sous ses yeux lors d’un accident de voiture en Afghanistan en 2001. Il se marie à la même époque avec Natacha Calastrémé.  Le couple réalise la série Enquêtes extraordinaires sur M6. Stéphane Allix fonde l’Inrees en 2007 : « l’Inrees (Institut de recherche sur les expériences extraordinaires) a pour but de montrer que le New Age ne serait pas ésotérique, mais scientifique », prévient Pascale Duval, porte-parole de l’Unadfi. Parmi les personnalités servant de caution scientifique à l’institut, l’ancien médecin Luc Bodin, le physicien et écrivain Philippe Bobola ou encore l’essayiste Idriss Aberkane.  Sa revue trimestrielle Inexploré se donne pour objectif de naviguer entre « science et spiritualité ».

– Gotha – L’ésotérisme mondain, chic et discret

Cet article dresse le profil de deux médiums consultés par des célébrités : la comtesse Sandrine de Montmort, et Pascale Lafargue.

La comtesse Sandrine de Montmort possède un site Internet, SandSab, dans lequel elle promeut d’autres experts : Ann de Mot, qui vend un appareil scannant le corps afin « d’établir le champ énergétique et magnétique », Roger Flammetti, « ostéopathe somato émotionnel » qui suit les danseurs de l’Opéra de Liège, ou encore le Dr Emmanuel Carrière, expert de « l’eau informée des souhaits de mieux-être des individus ».

Pascale Lafargue, elle, est une ancienne hôtesse de l’air chez Air France, experte et enseignante en parapsychologie et, à l’en croire, la réincarnation de Mathilde, princesse de Toscane, chevalière du Moyen-Âge. Son carnet d’adresses est bien fourni : chanteurs, acteurs, écrivains, hommes et femmes politiques… Elle pourrait, en touchant un objet ou une personne, deviner son histoire. Elle a ainsi serré la main de Jacques Chirac en 1995 et a assuré à ce moment-là avoir « vu » qu’il serait élu président.

– Entrisme – Ces coachs spéciaux à l’assaut de l’entreprise

La pénétration des pratiques ésotériques au sein du monde professionnel s’observe de plus en plus. L’article aborde la projection en avril dernier au cinéma indépendant Le Balzac à Paris du documentaire aux accents mystiques Etugen, d’Arnaud Riou. Plusieurs membres haut-placés du Medef étaient présents à la projection, à la suite de laquelle était organisé un temps de discussion avec Arnaud Riou. Ce dernier explique à l’Express avoir eu « entre 250 et 300 clients en entreprise » depuis trente ans. Il fait l’objet de plusieurs signalements à la Miviludes…

Cet exemple est caractéristique des liens qu’entretient le monde de l’entreprise avec le coaching et le développement personnel à la sauce mystique.  Ces techniques pseudoscientifiques (ennéagramme, numérologie…) sont en réalité appréhendées comme de nouveaux outils de management. « Plus un individu est soumis à un stress important, son pouvoir décisionnel élevé, et plus il est susceptible de se tourner vers ces techniques pour essayer de réduire la part d’aléatoire d’un recrutement, par exemple », explique Damien Karbovnik, enseignant-chercheur dans le master spiritualités et religions à l’université de Strasbourg.

Elles représentent également une porte d’entrée pour les mouvements sectaires. La Miviludes explique dans son rapport 2022 que le secteur du coaching en entreprise est « un moyen de diffusion de pratiques et de doctrines sur lesquelles la Miviludes appelle à la vigilance, et aussi un mode de recrutement de nouveaux adeptes. »

– Médias – Les « maisons hantées » à la Une

La presse participe à la banalisation des croyances ésotériques. Cet été, le Figaro Magazine a publié un dossier consacré aux maisons hantées. Ce phénomène y est abordé comme un phénomène qui existe bel et bien. Damien Karbovnik, docteur en sociologie, déclare : « même s’il existe une pluralité au sein des journaux, la plupart présentent ces pratiques sous un jour plutôt favorable. Et les articles bienveillants rencontrent un plus grand succès que ceux qui sont critiques, or les médias ont besoin d’avoir un lectorat. »

Ce genre de sujet a tendance à être traité davantage en été car l’actualité n’est pas aussi fournie. Toutefois, la presse féminine ou la presse adolescente les diffusent toute l’année.

La télévision n’est pas en reste. L’Express cite l’exemple de la venue de Natacha Calastrémé dans l’émission C à Vous sur France 5, en janvier dernier, lors de laquelle, sans que quiconque la contredise, elle assurait que « quand les personnes sont confrontées à un problème de chauffage, c’est tout ce qui touche le cœur et l’amour ». 

– Arts divinatoires – Le phénomène des oracles

En librairie, les ventes liées à l’ésotérisme sont portées notamment par les oracles. De celles qui abritent des classiques de l’ésotérique comme la collection Haziel, aux grandes maisons généralistes comme Albin Michel ou Eyrolles, de plus en plus de maisons d’éditions font la part belle à ces coffrets de cartes de divinations, dont les jeunes sont friands. Ces coffrets d’oracles élaborés à partir de motifs colorés et de personnages féériques, captent l’attention d’un public attiré par « le ludique et les beaux visuels ».

– Reconversion – Les nouveaux métiers alternatifs

La liste des activités liées au bien-être et/ou à l’ésotérisme s’allonge presque sans cesse, certains n’hésitant pas à inventer leur propre activité. L’Express s’arrête sur quatre d’entre elles :

– Psychogénéalogue biomédicale : ce métier consiste à aider les clients en dévoilant les traumatismes de leurs ancêtres, en défaisant « l’inconscience héritée ».

– Formateur en mémoire cellulaire : c’est un métier auquel on peut se former au sein de l’Ecole en mémoire cellulaire, fondée par Véronique Brousse. En vingt jours, les élèves y apprennent à « capter l’imprégnation de nos cellules pour atteindre l’empreinte physique dans le corps afin de décoder le bavardage constant entre nos cellules ».

– Passeur d’âmes : il s’agit d’experts du nettoyage de tout lieu, objet ou corps habité par un ou des défunts en errance.

– Coach quantik : le « coach quantik » s’appuie sur le principe selon lequel « l’esprit influence la matière ». Il aide son client à identifier ses freins au bonheur.

– Divination – Marabouts : arnaques et envoûtements

Chaque année la Miviludes reçoit des signalements à leur sujet : les marabouts, les sorciers, ou encore les  talebs comme on les surnomme en Afrique du Nord. Ils sont considérés par une large partie des musulmans comme des charlatans. Toutefois pour ceux qui y croient, les pratiques sont loin d’être anodines. Les marabouts, ou les talebs, n’hésitent pas à soutirer des fortunes à leurs clients en détresse, chez qui les histoires de mauvais sorts peuvent tourner à l’obsession. Des clients parfois célèbres : sportifs de haut niveau, stars de téléréalité, influenceurs …

– Quête de sens – « L’ésotérisme flirte avec le développement personnel »

L’Express s’est entretenu avec le libraire et essayiste Thierry Jobard, qui vient de publier une enquête mettant en évidence les ressorts des croyances ésotériques : Je crois donc je suis. Le grand bazar des croyances contemporaines.

Responsable du rayon sciences humaines d’une grande librairie, il utilise ce qu’il observe dans son métier comme point de départ : développement du rayon ésotérisme, multiplication des thématiques et rajeunissement du public. Dans son essai, Thierry Jobard considère que le développement personnel et l’ésotérisme « s’hybrident » complètement, ces deux tendances visant à atteindre une meilleure version de soi-même. Il prend l’exemple des ouvrages de Natacha Calastrémé dont les livres sont construits autour d’un récit typique du développement personnel : vie agréable, difficultés, réponses, puis glissement vers l’ésotérisme avec la mention d’entités supérieures, de « guides ». Il nuance l’idée d’un recul du religieux laissant place à toutes ces nouvelles croyances. Citant le sociologue allemand Thomas Luckmann (1927-2016), il considère que le religieux est en phase de transformation, plus que de déclin. La structuration d’une société autour d’une religion en position de monopole a été remplacée par un vaste marché des croyances. Thierry Jobard trouve cela relativement inquiétant : il estime que la communication est devenue quasiment impossible entre « les adeptes de l’ésotérisme, qui « savent » et qui « ressentent », et les autres, qui croient savoir mais seraient abusés par les discours officiels, de la science notamment. » 

(Source : L’Express, 10.08.2023)

  • Auteur : Unadfi