La manipulation mentale en psychologie sociale

Les recherches théoriques sur la psychologie de la soumission appartiennent à des courants de pensée différents et se sont beaucoup développées, aux Etats-Unis notamment, depuis plusieurs décennies. Deux français, chercheurs en psychologie sociale et professeurs d’université, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, ont tenté d’en faire la synthèse.

L’adhésion à une secte entraîne souvent chez les nouveaux adeptes un changement radical de comportement. Tandis que leur entourage s’en étonne et y voit la marque d’une influence extérieure, les intéressés s’affirment libres et indemnes de toute contrainte. Deux chercheurs français expliquent cette contradiction par le recours à des méthodes de manipulation mentale.

Lorsque quelqu’un «entre» dans une secte (ou, plus exactement, se fait «harponner» par une secte), son entourage immédiat est frappé par la radicalité du changement de ses propos et de son comportement. On ne le reconnaît plus, ce n’est plus le même. Et dans le même temps, le nouvel adepte s’affirme libre et dégagé de toute contrainte. «Personne ne m’oblige à faire quatre heures de sauna par jour» (pendant deux semaines !), disait un jeune scientologue pendant sa période de «purification»…

Les sectes utilisent, c’est bien connu, des techniques très élaborées de «mise en condition» qui ont fait leurs preuves. On peut, hélas, le constater. Mais on aimerait comprendre «comment ça marche» et pourquoi certains sont toujours dans la secte après plusieurs années alors que d’autres ont décroché au bout de quelques mois…

Quels sont les mécanismes et les facteurs qui font que des personnes en arrivent à faire, en toute liberté, ce que d’autres souhaitent qu’elles fassent ?
 

 

La manipulation mentale

 

De nombreuses expériences, longuement décrites par Joule et Beauvois, permettent d’affirmer que «lorsque l’on veut obtenir d’autrui qu’il modifie ses idées ou change ses comportements, plutôt que d’adopter une stratégie qui repose sur la persuasion, il est souvent plus efficace d’opter pour une stratégie dite « comportementale » qui consiste à obtenir d’entrée des comportements préparatoires à ce changement».

Ces stratégies «comportementales» sont des stratégies de manipulation puisqu’elles permettent par des moyens détournés d’infléchir les comportements d’autrui comme de peser sur ses idées et ses convictions.

La théorie de l’ «engagement» permet de comprendre les mécanismes psychologiques sur lesquels repose l’efficacité de ces stratégies comportementales.

Deux exemples de stratégies comportementales

Premier exemple : « le pied dans la porte »

Principe : demander peu dans un premier temps pour tenter d’obtenir beaucoup ensuite.

Exemple : demander l’heure à un passant avant de lui demander deux francs pour téléphoner.

Il est vérifié que la réalisation d’un comportement préparatoire peu coûteux (généralement accepté par la quasi-totalité des personnes sollicitées) augmente significativement la probabilité que ces personnes réalisent ensuite le comportement visé. A noter que les décisions sont prises dans une totale liberté.

Deuxième exemple : « l’amorçage »

Principe :

a) amener une personne à prendre la décision de réaliser un comportement dont on lui cache provisoirement le coût réel (information différée),

b) quand la décision est prise, on complète l’information (ce qui rend la décision moins attrayante),

c) on dit à la personne qu’elle peut revenir sur sa décision,

d) l’effet d’amorçage se traduit par le fait que la personne tend à maintenir sa décision en dépit des dernières informations.

Exemple : des étudiants sont invités à participer à une brève expérience de psychologie. La plupart acceptent. Ils apprennent ensuite que cette expérience aura lieu à sept heures du matin. Ils sont alors invités à retirer ou à confirmer leur engagement.

Les étudiants en question ont accepté une deuxième fois en bien plus grand nombre que ceux d’un groupe parallèle (de contrôle) auxquels on avait dit tout de suite que l’expérience aurait lieu à sept heures du matin.
 

 

Les effets des stratégies comportementales

 

Sur le plan des actes (effet comportemental), on constate qu’un individu peut adopter en toute liberté des comportements nouveaux, allant dans le même sens, après avoir réalisé ceux que l’expérimentateur (ou le «formateur») lui a extorqués.

Sur le plan des idées (effet cognitif), ces comportements sont susceptibles d’engendrer des modifications sur les croyances et les opinions de celui qui les a réalisés.

On imagine facilement tout le profit que les sectes peuvent tirer de ces mécanismes psychologiques, principalement au plan de l’auto-persuasion !…

Théorie de l’engagement

Cette théorie a été présentée par C.A. Kiesler de l’Université du Kansas en 1971. Elle repose sur la notion de «persévération» d’une décision.

L’engagement, c’est le lien qui existe entre un individu et ses actes. C’est un phénomène «d’adhérence» de l’acte à celui qui l’émet. Seuls nos actes nous engagent et seules les décisions s’accompagnant d’un sentiment de liberté donnent lieu à des effets de persévération, conséquence de l’ «engagement».

On peut moduler les degrés de l’engagement en jouant sur certains facteurs :

le sentiment de liberté qui est associé à l’acte,

les justifications fournies par l’environnement sous forme de menace ou de récompense. (Il va de soi qu’aux plus fortes menaces ou récompenses sont associés les plus faibles degrés d’engagement),
le caractère privé ou public de l’acte,

la répétition du même acte,

le sentiment de l’individu qu’il peut ou ne peut pas revenir sur le comportement qu’il est sur le point d’émettre,

le caractère plus ou moins coûteux de l’acte.

« Être engagé » s’oppose à « s’engager ». Ce n’est jamais l’individu qui s’engage de lui-même dans un acte mais c’est bien l’expérimentateur (ou le «formateur») qui, en manipulant les circonstances dans lesquelles l’acte va être accompli, engage ou n’engage pas l’individu dans l’acte qu’il réalise. De même, « être engagé dans un acte » s’oppose à « s’engager dans une cause ».

Une soumission librement consentie

Les expériences rapportées dans cette étude autorisent à conclure que « l’on peut obtenir d’autrui qu’il se comporte comme on le souhaite, sans avoir recours à l’autorité, aux pressions, ni même à la persuasion. On peut donc exercer une telle influence sur autrui sans que celui-ci ait à mettre en doute cette liberté qu’il a appris à considérer comme l’un de ses attributs essentiels ».

L’individu « engagé » est un individu libre ou qui se sent libre. C’est la raison pour laquelle Joule et Beauvois ont proposé pour désigner ce phénomène le concept paradoxal de « soumission librement consentie ».

Ces expériences de psychologie sociale et les théories qui en découlent bouleversent les schémas traditionnels qui donnent la primauté au cognitivisme (à la persuasion) pour modifier avec succès les comportements des individus.

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois sont les auteurs, entre autres ouvrages, d’un «Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens» (presses universitaires de Grenoble, 1987 -231 p.), livre savoureux et impresionnant qui remet en cause les schémas traditionnels du fonctionnement psychologique. Ils ont également publié dans «La Recherche» (n°202, septembre 1988) un article intitulé «La psychologie de la soumission», contribution solide et d’une lecture facile qui ouvre des horizons dans l’approche théorique de la manipulation mentale. Nous en donnons ici les idées essentielles dans les termes mêmes de l’article.