Créationnismes

2nde partie

La laïcité à la française est sans aucun doute un obstacle au prosélytisme et au lobbying des thèses et des organisations créationnistes. Le fonctionnement centralisé de l’Education nationale en est un autre. Et pourtant, l’enseignement est une porte d’entrée que les créationnistes franchissent.

En France

La distribution massive (35 000 exemplaires) en février 2007 de l’Atlas de la Création d’Adnan Oktar, dit Harun Yahya, demeure à ce jour l’attaque la plus virulente contre la théorie darwinienne de l’évolution en France. Ce luxueux livre adressé aux enfants a été envoyé dans les écoles françaises, les universités et les associations. Il est la traduction de l‘offensive créationniste, lancée en 98 dans toute l’Europe. Sur quelques sites Internet, Harun Yahya est élevé au rang de scientifique visionnaire. Le darwinisme y est accusé d’être à l’origine du fascisme, du racisme, du terrorisme et même des attentats du 11 septembre. Pour mémoire, Harun Yahya vient d’être condamné en Turquie à 3 ans de prison ferme pour escroquerie.

Mais d’autres cas existent. En février 2008, 300 à 400 enseignants ont reçu un ouvrage intitulé « Homme et femme : Il les créa » dont les propos anti-avortement et homophobe ont provoqué une vive réaction du corps enseignant.

Une dépêche AFP du 21 février dernier relayait le témoignage de professeurs de Sciences de la vie et de la terre (SVT) et de philosophie. Ces enseignants alertaient sur le fait que depuis 5 ou 6 ans, ils assistaient à une montée du créationnisme dans leurs établissements. L’article mentionne que, selon une source de l’Inspection générale de l’Education nationale, on évalue entre 5 et 10% le nombre d’élèves qui expriment durant les cours ou sur leurs copies leur hostilité aux théories de Darwin. Selon Jean-Baptiste de Panafieu Jean-Baptiste de Panafieu étudie depuis plusieurs années les relations entre science et religion dans des établissements scolaires d’Ile de France.]], les élèves contestataires d’origine musulmane puisent leurs informations sur le site d’Harun Yahya, chef de file du mouvement antiévolutionniste dans le monde musulman.

Pour Pierre Clément, professeur à l’université Lyon 1, la France compterait 2% de professeurs créationnistes. Selon lui, il existe certes une pression mais la France résiste bien.

En 2004, le rapport Obin sur les signes religieux à l’école évoquait déjà le conflit entre science et croyance. Dans la foulée du 11 septembre, un professeur de philosophie à Saint-Ouen (93) a vu ses élèves contester la théorie de l’évolution. Selon cette enseignante, les élèves sont aujourd’hui plus silencieux, mais plus convaincus. « l’affrontement et la révolte ont diminué. La croyance, elle, s’est généralisée ». Les enseignants sont déstabilisés. Pour certains élèves, la réticence devant la théorie darwinienne de l’évolution tient à leur conviction que cette théorie est incompatible avec leur foi et que leur devoir de croyant est de la combattre.

L’université n’est pas épargnée. En 2007, des fondamentalistes ont multiplié les incidents en licence à Lyon-1 « allant jusqu’à interrompre des cours et contraignant le comité de déontologie de l’université à organiser une conférence sur « Sciences et Croyances ». Contrairement aux idées reçues, le fondamentalisme musulman n’est pas le seul dans la remise en cause du savoir scientifique. Les évangéliques et les pentecôtistes attachés à une lecture littérale de la Bible représentent aujourd’hui 30% des protestants français [1]. Plus récemment, un sondage effectué par Dominique de Vienne et Pierre Capy, professeurs à l’Université Paris-Sud 11 a établi que sur 1134 étudiants en licence de biologie, 36% ne pensent pas que «l’apparition sur terre résulte uniquement de processus physico-chimiques». 20% estiment que l’évolution se déroule selon un plan préétabli et 12% refusent même de placer l’homme dans le règne animal [2].

Les offensives créationnistes les plus fortes dirigées vers la France et contre sa laïcité proviennent des Etats-Unis mais aussi de Turquie dont certaines positions ne sont pas sans susciter d’inquiétude. L’actualité montre que l’attaque en règle organisée par Harun Yahya n’est pas isolée. Dans la revue Bilim ve Teknik [“Science et Technique”], publiée par l’institution “scientifique” Tübitak, importante institution scientifique officielle turque chargée de la promotion de la recherche dans le domaine des sciences et de la technologie, Darwin se trouve censuré [3].

 

Croyance contre science

Les discussions entre évolutionnistes et créationnistes sont vaines puisqu’elles ne se situent pas sur le même registre. Tout d’abord le mot “théorie” en science n’a pas le même sens qu’une théorie dans le sens commun. Une théorie scientifique n’est pas une simple spéculation pour expliquer un phénomène. Une théorie est au contraire un cadre cohérent et convaincant pour expliquer des faits [4].

A l’inverse de la démarche scientifique, la foi n’éprouve pas le besoin de se justifier : ses affirmations, ses vérités sont non négociables. Les problèmes que suscitent les créationnistes dans les sciences viennent précisément du fait que ceux-ci assignent aux sciences des objectifs qui ne sont normalement pas les leurs et tentent de modifier les méthodes scientifiques afin de les instrumentaliser. Un scientifique n’a pas à prendre position sur le plan métaphysique, il le laisse au philosophe ou au théologien. Lorsque dans le cadre de sa profession, il s’exprime publiquement, il serait inconcevable qu’il ne distingue pas son compte rendu scientifique de ses croyances personnelles. Les créationnistes cultivent un scepticisme manipulateur sur les méthodes tout en étant convaincus des faits « à démontrer », tandis que les scientifiques font confiance en leurs méthodes pour questionner les faits au sujet desquels ils sont sceptiques. Les créationnistes « scientifiques » sont donc incompatibles avec la science, et c’est pour cela qu’ils tentent de la redéfinir à l’usage de leur « dessein » politique.

Pourtant certains se plaisent à brouiller volontairement ces limites. Il ne faut pas oublier que certains défenseurs actifs des thèses créationnistes sont des universitaires ou des enseignants toujours en activité. Le plus fervent d’entre eux s’appelle André Eggen. Il est chercheur en génétique animale à l’Institut national de recherche agronomique. Il est convaincu qu’ « il suffirait qu’on enseigne de façon encore plus sérieuse la méthode scientifique pour que l’évolutionnisme tombe de lui-même » [5]. Croyant, protestant évangélique et fondateur d’ « Au commencement », on peut lire sur sa profession de foi : « Ne faisons pas une confiance aveugle aux professeurs de sciences, ni aux films documentaires ou aux magazines scientifiques, mais examinons toutes choses à la lumière du seul livre au monde qui est 100% digne de confiance : la Bible. »
 

Créationnismes et enseignement

Dans l’enseignement, les méthodes d’offensive des créationnistes sont de trois ordres : interdire l’enseignement de l’évolution et le remplacer par celui d’une interprétation stricte de la Bible ou accepter l’enseignement de l’évolution mais, en classe de science, enseigner en même temps « la science créationniste » ou enfin, version plus douce, ne pas remettre en cause la science de l’évolution mais préciser que tout est « piloté » par une intelligence supérieure.

Si l’enseignement public résiste tant bien que mal à ces offensives, il n’en va pas de même pour les établissements privés. Un éloignement du programme de science défini par l’Education nationale est possible. Il en va de même pour le soutien scolaire, activité florissante dont les structures ne sont soumises qu’à un régime facultatif d’agrément par l’administration [6].

Rappelons-nous que c’est en avançant derrière le masque de la science que le dessein intelligent s’impose pour être enseigné. Il est regrettable que la théorie de l’évolution soit encore hors de la portée du grand public. Il appartient aux scientifiques de définir proprement la théorie de l’évolution, et surtout de montrer explicitement les preuves de celles-ci. Armand de Ricqlès, professeur au Collège de France, qui redoute une dérive du système éducatif français, souhaite urgemment un renforcement des programmes. Selon lui, les enseignants, «souvent mal ou trop peu formés à la théorie de l’évolution», doivent être en mesure de répondre aux offensives des anti-darwiniens. Les thèses créationnistes débouchent sur un fatalisme béat, une déresponsabilisation de l’individu.

Il est important que nos enfants sachent comprendre la nature des choses, qu’ils deviennent capables de faire un raisonnement, d’apprendre à vérifier et discuter d’une hypothèse. Si la vocation de l’Education nationale est de leur inculquer un savoir, les tentatives créationnistes visant à leur inculquer des croyances au détriment de la science est intolérable au sein de la République.

Créationnisme (1ère partie)

Sources :
– Exposés de Guillaume Lecointre, directeur du département Systématique et Evolution au Muséum national d’Histoire naturelle.
– «Les Créationnismes, une menace pour la société française». De Cyrille Baudoin et Olivier Brosseau (Ed. Syllepse). [Consulter la fiche de lecture.
– Exposé de Guy Lengagne, ancien rapporteur au Parlement européen.

[1] Selon le juriste Jean-Pierre Machelon
[2] Charlie Hebdo n°890, mercredi 8 juillet 2009
[3] Source : Radikal, Haluk Sahin, 26.03.2009, repris par Courrier International du 26/03/2009
[4] Source : Jerry A. Coyne, 18 mars 2009. Comment lutter contre le créationnisme : montrer l’évolution (1/2)
http://darwin2009.blog.lemonde.fr/2009/03/18/comment-lutter-contre-le-creationnisme-montrer-levolution-12/
[5] Source : Charlie Hebdo, Créationnisme à la française. N°882, mercredi 13 mai 2009
[6] Source AFP, 19.12.2009. « Attention le soutien scolaire peut en cacher un autre ».