Faisant suite aux départs massifs de jeunes français, dont des mineurs, en Syrie, le président de la République a réuni un conseil restreint de Défense consacré à la situation en Syrie (voir encadré page suivante), à la lutte contre les filières djihadistes et à la radicalisation violente. Selon les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur, 250 français ou résidents en France, dont une douzaine de mineurs, combattent aujourd’hui dans ce pays.
Marc Trévidic, juge anti-terroriste, explique que dans notre société, un jeune homme de 15 ans est considéré comme un enfant mais pour les djihadistes, la majorité est acquise au moment de la puberté ce qui l’autorise à combattre. Pour le juge, « une bonne justice devrait admettre cette réalité et en tenir compte, l’Amérique l’a considéré comme un adulte et a donné finalement raison aux professionnels du terrorisme qui soutiennent pouvoir recruter des adolescents au motif qu’ils seraient déjà des hommes ».
Le magistrat est favorable à un système judiciaire préventif. Il constate que la plupart de ces jeunes sont « endoctrinés » et « victimes de la propagande djihadiste » et se demande s’il faut alors les considérer comme responsables de leurs actes.
Pour le pédopsychiatre Bernard Chouvier, « si on doit les considérer comme responsables, on ne doit pas pour autant les envoyer en prison » car ces mineurs sont sous emprise djihadiste. Pour ce spécialiste, la mouvance procède par étapes pour embrigader ces jeunes. Elle comble l’adolescent en quête d’idéal et suscite chez lui le besoin d’agir pour la cause syrienne dont la population est meurtrie par la guerre. Elle réveille « l’idéalisme des jeunes, leur besoin de se lancer dans une œuvre humanitaire ». Ce constat est partagé par Christian Etelin, l’avocat d’un des jeunes toulousains partis combattre en Syrie : « à 15 ans, il voulait juste partir à l’aventure, sauver le monde ».
Bernard Chouvier explique que le « le djihadisme agirait sur lui comme une « enveloppe de croyance » (…) lui permettant de lutter contre les attaques qui pourraient ébranler son édifice intérieur: son problème d’intégration, son mal être identitaire et corporel, sa frustration, ses difficultés relationnelles… »
D’après Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux et auteure de Désarmorcer l’islam radical, la mouvance s’adresse au jeune en lui expliquant que le malaise qu’il ressent est « le signe qu’il a été élu par Dieu pour appartenir à un groupe purifié qui détient la vérité et a pour mission de sauver le monde ». Pour parvenir à cette fin, l’islam ultra radical coupe les adolescents de leur environnement « à une vitesse déconcertante ». Des discours insistant sur le fait qu’ils doivent se méfier de leur entourage, jaloux de ne pas avoir été choisi, résulteraient un endoctrinement et une rupture familiale rapides.
La France en quête d’une stratégie contre les filières djihadistes
Alors que dans son communiqué officiel, l’Elysée annonçait qu’elle serait présentée ultérieurement, Le Monde a dévoilé les principales lignes de cette stratégie : le renseignement, la surveillance et la prévention de l’islam radical.
Un effort sérieux doit être fourni en matière de renseignement : coopération et échanges d’informations avec les services secrets turcs, la Turquie s’étant révélée être la zone centrale de transit des jeunes européens venus principalement des Pays-Bas, de la France et de la Belgique.
L’État français souhaite également mieux contrôler ses frontières et notamment surveiller les allers-retours entre la France et cette région : les interdictions de sortie de territoire seront systématisées pour les mineurs et le champ d’attention des policiers et des renseignements sera élargi. Il faudra pour cela augmenter les moyens humains et techniques mais aussi trouver un cadre légal : ces mesures touchent aux libertés et aux accords de libre circulation dans l’espace Schengen.
Le chef de l’État privilégie une approche interministérielle et insiste sur l’aspect préventif.
Les municipalités, l’Éducation nationale et le Conseil français du culte musulman seront associés aux campagnes de sensibilisation pour « renforcer l’esprit critique des aspirants au djihad ».
(Source : Le Monde, 27.03.2014)
Cet embrigadement passe par Internet notamment via les réseaux sociaux : de l’étranger, les recruteurs peuvent repérer et endoctriner les jeunes. Ils les renvoient vers des vidéos qui montrent la souffrance du peuple syrien.
De son côté, Serge Blisko, président de la Miviludes, fait la distinction entre radicalisation religieuse et dérive sectaire : il s’agit de phénomènes voisins qui ont « quelques traits communs dont le principal est la coupure familiale et sociale, mais sinon après ça s’arrête là ». Le président de la Miviludes explique que « Dans un pays laïc, ce n’est le rôle d’aucune autorité publique de dire : “Je ne reconnais pas le visage de l’islam dans ces pratiques” ». Dounia Bouzar regrette cette posture d’autant que « de leur côté, les imams répugnent à apparaître comme des juges de conscience en disant ce qu’est le ‘‘ bon islam ”. De toute façon, quand on envoie un imam vers ces jeunes, cela ne marche pas ». L’anthropologue invite les religieux « à réfléchir pour savoir où mettre le curseur entre liberté de conscience et liberté captive ». La Miviludes se félicite néanmoins que des associations s’organisent pour accueillir les familles et faire de la prévention.
Pour Dounia Bouzar, tous les jeunes sont concernés. On voit aujourd’hui des jeunes de familles de classes moyennes à aisées, indifféremment athées, juives, chrétiennes ou musulmanes, pratiquantes ou non et qui peuvent basculer en deux mois de temps. Les familles sont alors impuissantes. Elles doivent résister à la rupture.
La justice va devoir distinguer la victime du système de l’individu responsable de sa radicalisation. Catherine Picard rappelle que s’il s’agit d’un mineur, il est juridiquement défini comme vulnérable donc non condamnable. Dans les autres cas, même si l’emprise mentale est avérée, les jeunes devront purger leur peine. Pour Dounia Bouzar, « le rapport à la loi fait aussi partie des techniques pour travailler le retour au principe de réalité ». Leur retour doit être encadré. Imams et psychologues doivent travailler ensemble pour que ces jeunes puissent revenir dans le monde réel et éviter qu’ils continuent à confondre islam et djihadisme. L’islamophobie ambiante rend cette mission difficile. Le djihadisme est difficilement assimilable à une secte dans l’opinion publique. Pour Dounia Bouzar, les français ont besoin de considérer les djihadistes comme responsables de leurs actes. Ce qui n’est pas le cas pour les victimes de sectes qui, dans l’opinion publique, apparaissent comme psychologiquement faibles. Cette analyse peut expliquer l’absence de soutien des institutions aux parents : « Lorsqu’ils demandaient de l’aide, on leur a longtemps répondu qu’ils devaient accepter que leur enfant se soit converti, ou ‘‘ soit devenu plus musulman ” qu’eux-mêmes ». C’est pour pallier ce manque et en attendant que le gouvernement s’empare de ce problème que Dounia Bouzar a mis en place des centres de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam.
Source : Le Monde, Stéphanie Le Bars, 24.03.2014 & Slate.fr, Stéphanie Plasse, 31.03.2014
Le point de vue de l’UNADFI
Depuis quelques mois, l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi), constate une « poussée exponentielle » des cas enregistrés dans ses antennes locales.
Des parents s’inquiètent des SMS que leurs enfants reçoivent sur leurs téléphones portables : interdiction d’aller à la piscine, interdiction d’écouter certains cours, obligation de porter le voile et d’aller à la mosquée. Alertées par les familles, les associations de lutte contre les dérives sectaires sont régulièrement confrontées à ce genre de situation.
Catherine Picard, présidente de l’Unadfi, explique que ces enfants sont approchés par des recruteurs qui, par des moyens très sophistiqués, les mettent sous emprise très rapidement. Elle confirme que ça se passe principalement chez les adolescents, par SMS et par des réseaux de connaissances. La rapidité de la mise sous emprise (et la rupture familiale que cela entraîne) est extrêmement inquiétante. Ces jeunes peuvent recevoir une centaine de SMS dans la journée guidant les changements de comportements, les nouvelles attitudes (les filles par rapport aux hommes, l’habillement, la nourriture), les ruptures avec la famille : as-tu détruit les photos de tes parents ? As-tu mangé ce qu’il fallait ?…
Pour Catherine Picard, présidente de l’UNADFI, ces critères relèvent bien de la dérive sectaire : embrigadement, rupture familiale et sociale, emprise mentale… On retrouve bien ces comportements dans des mouvements sectaires mais ceux-ci sont accentués par les moyens de communications d’aujourd’hui : les SMS et Internet.
Catherine Picard pointe la frilosité des pouvoirs publics à s’emparer du problème. Elle reconnaît qu’en ce qui concerne l’islam, il est difficile d’ « apprécier la dimension religieuse ou pas d’un comportement ».
Source : Le Monde, Stéphanie Le Bars, 24.03.2014 & RFI, 25.03.2014