L’assassinat de Abe Shinzo aura provoqué l’ouverture d’une discussion à propos de l’entrisme pratiqué par la secte Moon dans la vie politique japonaise depuis des décennies. Cet événement met aussi en exergue les différences de traitement du fait religieux et du phénomène sectaire entre le Japon et les pays Occidentaux, différences que l’on peut expliquer en des termes culturels, identitaires et sémantiques.
Le Japon apparaît régulièrement dans la liste des pays les moins religieux du monde. Très peu de japonais se déclarent religieux, ou croyants. Et pourtant, c’est un pays dont le paysage est parsemé d’autels et de sanctuaires Shinto : il y en aurait en plus grand nombre que les supérettes. Autre paradoxe : selon des statistiques publiées en 2021 par l’Agence gouvernementale des affaires culturelles, il existe 180 000 groupes officiellement enregistrés comme organisations religieuses.
La majorité des Japonais ont des croyances qui alternent entre le shintoïsme et le bouddhisme. Le citoyen lambda a l’habitude de passer d’une spiritualité à l’autre. L’idée est bien résumée par l’aphorisme célèbre au japon : naître shinto, se marier dans le christianisme et mourir bouddhiste. Pour une personne née au japon, dire la prière le premier jour du Nouvel an, participer aux festivals Obon l’été, se rendre régulièrement dans les sanctuaires shinto ou les temples bouddhistes ne signifie pas être particulièrement religieux, ni croyant. C’est que les Japonais, dans le cadre de leurs croyances, ne font pas allégeance à une seule pratique, un seul dieu ou une seule religion ; il s’agit plutôt d’une transmission ancestrale et ininterrompue de traditions et de pratiques culturelles diverses, considérées comme non-confessionnelles. Dans ce pays extrêmement homogène, la question de la croyance et du fait religieux n’est pas discutée ou débattue en public comme elle peut l’être dans certains pays de l’Occident.
C’est autour des années 1870 que le mot « shūkyō », qui renvoyait auparavant aux notions de doctrine, d’enseignement et de vérité bouddhique, devient le terme qui servira de traduction officielle à « religion ». Il était alors devenu nécessaire de pouvoir se référer à la religion telle que pratiquée par les Occidentaux, c’est-à-dire avec absolutisme : un Dieu unique, auquel le croyant est tout à fait soumis. Cela s’éloigne de ce qui se pratique au Japon, où la ‘religion’ se présente plutôt comme un bouquet de traditions et de rituels dans lequel on peut choisir selon l’occasion la spiritualité la mieux adaptée ou la plus significative. Dans des ouvrages et des conférences de l’époque, la question de savoir si le shintoïsme et le bouddhisme avaient quelque chose à voir avec cette notion de « shūkyō » ou s’il s’agissait de quelque chose de totalement différent, a été vivement débattue.
Aujourd’hui, le terme « shūkyō », parfois complété par le préfixe… « shin » (qui signifie « néo ») pour donner « shinshūkyō » est rattaché plus généralement à l’idée de « nouvelle religion », soit les mouvements spirituels plus récemment établis ou les mouvements sectaires. C’est un terme utilisé de manière relativement péjorative. A titre d’exemple, la secte Aum est considérée comme « shinshūkyō ». A l’aune de la violence de l’attaque terroriste dont elle a été responsable, on comprend pourquoi aujourd’hui ce terme évoque, en plus de la religion, l’idée de revendications politiques accompagnées d’actions violentes. C’est pour ces raisons que les japonais rechignent à s’identifier à une quelconque « shūkyō », quand bien même ils croient et/ou pratiquent une spiritualité. Le professeur Nobutaka Inoue, spécialiste des nouveaux mouvements religieux, fait remarquer que les médias de masses ont tendance à se focaliser sur les shinshūkyō seulement à l’occasion d’incidents ou de troubles à l’ordre public, ce qui a été une erreur. Cela a pu retarder l’ouverture d’une discussion publique autour des nouvelles religions et leur articulation dans la société. Car, en réalité, leur influence s’étend subrepticement dans de nombreux domaines : politique, économie, éducation, culture, médecine… Certains médias et activistes ont d’ailleurs rappelé que Moon n’est pas la seule secte qui a exercé de l’influence sur la vie politique au Japon. Citons les groupes Sokka Gakkai (un mouvement bouddhiste Japonais fondé en 1930), Rissho Kosei-kai (mouvement bouddhiste japonais 1938) et la Shinto Association of Spiritual Leadership (organisme religieux chargé de superviser les sanctuaires shintos au Japon).
A l’heure actuelle, une véritable réflexion s’opère autour de ces questions, dans le but de pouvoir, dans le futur, mieux appréhender les tenants et les aboutissants d’événements violents comme l’assassinat de Shinzo Abe, et dans le but également d’effectuer une meilleure prévention auprès des citoyens sur le sujet des dérives sectaires et des préjudices subis par les victimes de ces dérives.
Lors d’une conférence de presse le 31 août, le premier ministre japonais Fumio Kishida a déclaré que « la rupture des liens entre l’Église de l’Unification et des parlementaires du Parti libéral-démocrate va devenir une règle du parti ».
(Sources: lemonde.fr, 25.07.2022; newyorker.com, 26.07.2022; lefigaro.fr, 31.08.2022)