Au sommaire :
Les autorités face à la montée de la « conspiritualité1 »
Représentant emblématique de cette tendance qui rapproche quête de bien-être, croyances dans les thérapies alternatives et complotisme, Florian Gomet est le héros du documentaire L’Empreinte, dans lequel il est mis en scène parcourant 3 500 km en quatre mois à travers toute l’Europe, « sans argent, ni passeport, ni chaussures, se nourrissant uniquement d’aliments vivants, crus et végétaux. » Ce documentaire a été réalisé par Pierre Barnérias, déjà auteur du documentaire Hold-Up2. Florian Gomet et sa femme proposent aujourd’hui des stages avec bains froids, yoga, méditation, soins énergétiques, purges, marche pieds nus et cours de « crusine ». A travers ces stages et les rencontres, ils entendent « participer au chantier de reconstruction du jardin d’Eden ». Florian Gomet a reçu le soutien de Thierry Casasnovas, gourou du crudivorisme, et objet de nombreux signalements à la Miviludes.
Son cas illustre bien la proximité grandissante entre l’univers du bien-être, l’antivaccinisme, et les théories du complot. « Nous constatons, progressivement, une hybridation entre complotisme et dérives sectaires, notamment, en matière de santé », confirme Christian Gravel, président de la Miviludes.
Un individu qui s’intéresse à la naturopathie, la méditation ou le yoga ne deviendra pas fatalement adepte de théories du complot, mais le glissement entre les deux n’étonne pas les spécialistes : « avec ces thérapies alternatives, à commencer par la naturopathie, on bascule vite dans un discours selon lequel la médecine «conventionnelle» ne soigne pas et ne sert qu’à enrichir Big Pharma », constate Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch.
Les autorités sont plutôt démunies face à la montée de la conspiritualité et à l’explosion de la demande en soins alternatifs. Elles font face à Internet et son vaste catalogue de pratiques de soins non conventionnelles non régulé, et aux réseaux sociaux, caisse de résonance utilisée par les pseudo-thérapeutes pour y faire leur promotion.
Le Miviludes transmet des affaires à la justice, mais ses moyens sont limités et il peut être compliqué de réunir des preuves. Même manque de moyens pour l’Ordre des médecins, habilité à lutter contre l’exercice illégal de la médecine : « nous agissons en cas de signalement, mais faire la police des réseaux sociaux est hors de notre portée », déclare le Dr Jean-Marcel Mourgue, vice-président de l’Ordre des médecins.
1. Le terme de conspiritualité décrit la fusion des théories du complot et la spiritualité, notamment New Age
2. Film documentaire conspirationniste qui dénonçait les mesures prises en France et dans le monde contre la propagation du virus et qui avançait l’idée d’un complot orchestré par une élite ayant pour but le contrôle de la population.
Gourous, complotisme : le yoga infiltré.
Selon une enquête du Syndicat national des professeurs de yoga, 7 millions de français font du yoga plusieurs fois par semaine, dont un quart se serait lancé pendant ou après la crise sanitaire. « Ce succès a ouvert la porte à des formations moins sérieuses. Alors que notre pratique était bien structurée, aujourd’hui, le risque zéro n’existe plus », déclare Elodie Garamond, présidente de l’Union des professionnels du yoga.
Le risque zéro n’existe effectivement plus, et le yoga n’est pas préservé des dérives sectaires. En 2020, la Miviludes avait reçu 160 signalements en lien avec le yoga et la méditation. Une tendance qui s’est confirmée en 2021 et qui inquiète d’autant plus que l’offre s’est largement déplacée vers Internet : « en ligne, on trouve le meilleur comme le pire. On peut vite tomber sur des pseudo-gourous qui vont donner des conseils farfelus ou entraîner dans des relations malsaines » déclare Ysé Tardan-Masquelier, ancienne présidente de la Fédération nationale des enseignants de yoga.
Pratique de l’esprit autant que pratique corporelle, « les mécanismes religieux restent présents » dans le yoga, « ce qui en fait un terrain favorable pour des dérives. » Le secteur n’en est que plus vulnérable au risque de blessure, à la mise sous emprise et à la dérive : « le yoga a de multiples facettes, et les particuliers qui se lancent ne savent pas toujours distinguer en amont le cours de yoga gymnique de pratiques spirituelles potentiellement plus risquées » constate Pascale Duval, porte-parole de l’UNADFI.
On a également observé ces dernières années l’aisance avec laquelle les théories du complot se sont frayé un chemin dans le monde du yoga. Alan Hostetter, un des émeutiers ayant pénétré le Capitole le 6 janvier 2022, était yogi en plus de son emploi de Chef de police. En France, des figures importantes du monde du bien-être comme Jean-Jacques Crèvecoeur, devenu un acteur bien connu de la sphère antivaccin, revendique sa pratique du yoga. « Comme le complotisme, ou la naturopathie, le yoga fournit une explication globale », explique Tristan Mendès France, maître de conférences et membre de Conspiracy Watch.
La naturopathie, le bien-être à l’excès
La naturopathie est devenue en quelques années un secteur très concurrentiel. La Fédération française des écoles de naturopathie (FENA) reconnaît au dernier décompte 6 000 naturopathes agréés. « Il y en a beaucoup trop. Beaucoup de gens veulent se lancer, mais ensuite, nombre d’entre eux galèrent. Et comme le secteur n’est pas réglementé, il y a des dérives », estime une naturopathe établie de longue date. Elle regrette qu’à l’heure actuelle, après avoir suivi une formation rapide et peu sérieuse, certains naturopathes exercent « leur métier de façon complètement personnelle » en prodiguant des conseils par idéologie.
Une ancienne naturopathe qui a exercé pendant 5 ans avant d’interrompre son activité et de dénoncer les pratiques discutables qu’elle a pu observer témoigne : « Les gens connaissent surtout Thierry Casasnovas ou Irène Grosjean dont les méthodes ont été largement dénoncées, mais derrière ces figures de proue, il existe plein de naturopathes plus discrets, qui posent aussi problème. Adeptes de la médecine dite intégrative, ils mettent en avant leur rôle de complément à la médecine classique. Mais il ne faut pas se leurrer, leur vision de la santé reste très similaire à celle des naturopathes les plus décriés.»
Au sein des programmes des écoles de formation les plus reconnues, les disciplines pseudo-scientifiques empreintes d’ésotérisme foisonnent : énergétique chinoise, aromathérapie, morphopsychologie, gemmothérapie (soin par les bourgeons), magnétothérapie (soins à l’aide d’aimants), l’iridologie. Pour Mathieu Repiquet, membre du collectif NoFakeMed, l’iridologie « s’apparente à du charlatanisme. C’est un peu comme lire les lignes de la main. Le pire, c’est que cette discipline fait partie du programme de toutes les écoles reconnues par la Fena ». « Certains naturopathes font même des diagnostics à partir de cette méthode [l’iridologie]. Non seulement celui-ci ne peut être bon, mais en plus c’est illégal puisque le principe du diagnostic est réservé aux médecins », précise le scientifique.
Le risque est donc bien réel de voir ces praticiens fournir des conseils ou des orientations qui soient mal à propos. L’Agence nationale de sécurité sanitaire et de l’alimentation émet régulièrement des alertes sur les effets indésirables dus à l’utilisation d’huiles essentielles ou de compléments alimentaires, comme en juin dernier, lorsque l’agence prévenait de cas d’hépatites après la consommation de compléments alimentaires contenant du curcuma.
Les médecins sont contraints de s’adapter à l’engouement pour la naturopathie et les compléments alimentaires : « il y a tellement de personnes qui consomment ce type de produits qu’on ne peut plus se permettre de balayer le phénomène d’un ton dédaigneux, la relation médecin-malade en prendrait un coup. Désormais il est fortement recommandé de pratiquer la ‘décision médicale partagée’ qui consiste à écouter le patient, vérifier qu’il n’y a pas de substance dangereuse dans son complément, et lui demander si cela lui fait du bien. Si c’est le cas, je lui dis de poursuivre », confie un professionnel de santé.
Syndrome de Kiss, inquiétante lubie
Le syndrome de Kiss est un mal imaginaire, que des praticiens prétendent soigner. Ce syndrome qui toucherait les nouveau-nés et les nourrissons a été inventé par un chirurgien allemand dans les années 1990. « Mais tout cela n’a aucun fondement scientifique. Il s’agit en réalité d’un regroupement de symptômes non spécifiques », assure le Dr Andreas Werner, président de l’Association française de pédiatrie ambulatoire.
La liste des symptômes : pleurs, régurgitations, coliques, allergies, difficultés à téter, tête en extension, position du corps en virgule…. Des manifestations que l’on retrouve chez beaucoup de bébés, et qui s’arrangent ou disparaissent d’elles-mêmes : « c’est facile de soigner une pseudo-maladie qui s’arrange toute seule », ironise le Dr Werner.
« Ces enfants ont un blocage entre l’occiput et la première cervicale dû à leur position pendant la grossesse. Une correction douce s’avère nécessaire », selon Serge Larcher, médecin ostéopathe qui prend en charge depuis 2011 des nourrissons dans un centre dédié au syndrome de Kiss à Avignon1. Or selon d’autres pédiatres ce blocage n’existe pas et son diagnostic par une simple palpation par un ostéopathe est « de la poudre aux yeux », assure le Dr Roger Parot, chirurgien pédiatrique et président de l’Association de défense des victimes de l’ostéopathie.
Pour rappel, les ostéopathes n’ont pas le droit de manipuler le rachis et le crâne des bébés de moins de six mois, sauf sur autorisation délivrée par un médecin. Néanmoins, il suffit de quelques clics sur Internet pour trouver des ostéopathes qui proposent de traiter ce syndrome.
« On éviterait ces dérives s’il existait assez de structures comme les PMI pour répondre aux questions des parents. Mais aujourd’hui le premier réflexe, c’est d’aller voir l’ostéopathe » déplore Pascale Mathieu, la présidente du Conseil national de l’ordre des masseurs kinésithérapeutes. C’est bien souvent dès le début du séjour à la maternité que les parents se voient suggérer l’idée d’aller consulter un ostéopathe.
1. https://www.syndrome-kiss.fr/
Les médecines alternatives relèvent de la théorie du complot
Entretien avec le Pr Edzard Ernst, médecin allemand spécialisé dans la recherche sur les médecines alternatives, au cours duquel il répond à des questions abordant différents aspects de la pratique des pseudo-thérapeutes : arguments, stratégies marketing, sémantique, tendance au complotisme…
– L’approche holistique : Le professeur Edzard Ernst explique que le médecin Percival, pionnier de l’éthique médicale, écrivait dès 1803 que « les sentiments et les émotions des patients doivent être connus et pris en compte, pas moins que les symptômes de leur maladie ». Autrement dit, la notion de prise en charge globale du patient existe dès le XIXème siècle dans la pratique médicale. Cependant non seulement les pseudo-thérapeutes affirment en être les seuls tenants, mais en plus, certaines de leurs affirmations se situent à l’opposé de l’approche holistique. À titre d’exemple l’affirmation de certains chiropracteurs selon laquelle la subluxation de la colonne vertébrale est la cause de toutes les maladies.
– La notion de « détox » : c’est une notion chère aux naturopathes, puisqu’une grande partie de ce qu’ils proposent consiste à éliminer des déchets du corps. Or il leur est impossible de spécifier la nature de ces déchets. Certains parlent de toxines. Selon le Dr Ernst, au-delà d’être très vague, c’est une notion dangereuse, car elle suggère qu’après un abus, une « detox » permet de compenser. Cela n’incite donc pas à un changement d’habitudes sur le long terme.
– La naturopathie : « la naturopathie est bien plus une idéologie qu’une forme de traitement. Son dogme principal, c’est que tout ce qui est fourni par la nature ne peut être que bon. C’est évidemment faux. […] nous savons que les traitements à base de plantes peuvent avoir un effet, qu’une alimentation saine ou qu’un mode de vie avec moins de stress et plus de sommeil sont bons. La naturopathie fait la promotion de tout cela. Il faut se débarrasser de l’idéologie de cette discipline et n’en conserver que les principes de bon sens.»
– Le star-system et la promotion des médecines alternatives : le Dr Ernst, auteur de More Harm than Good ? ouvrage dans lequel il pourfend Charles III (Prince Charles à l’époque de la publication du livre), partisan de longue date de l’homéopathie et défenseur de pratiques pseudo-scientifiques comme l’iridologie, se désole du fait que nous soyons « passés d’une médecine basée sur les preuves à une médecine basée sur les célébrités. » A l’image de Gwyneth Paltrow, il est devenu commun qu’une personnalité publique, sans aucune formation médicale, « s’entiche d’une certaine méthode », en fasse la promotion, et en tire des recettes.
– La régulation du secteur des pseudo-médecines : « de mon point de vue, si vous régulez réellement une profession comme les homéopathes, cela signifie que ces professionnels ne peuvent exercer qu’en fonction des meilleures preuves scientifiques qui existent. Ce qui, en pratique, veut dire qu’un homéopathe ne peut pratiquer l’homéopathie. C’est bien pour ça que ces praticiens ont une attitude schizophrène par rapport à une régulation. D’un côté ils aimeraient être reconnus pour gagner en crédibilité. Mais de l’autre ils savent très bien qu’une réelle régulation signifierait qu’ils devraient fermer boutique. »
– Bien-être et théorie du complot : selon lui il existe un lien très direct entre la propension à croire à une théorie du complot et la propension à se diriger vers les médecines alternatives. Pour lui, les médecines alternatives sont en elle-même une théorie du complot, puisqu’elles portent l’idée que la médecine officielle désire supprimer certains traitements, au nom des intérêts pharmaceutiques.
(Source : L’express, 20.10.2022)