L’assassinat le 8 juillet dernier de l’ancien premier ministre Shinzo Abe a ébranlé la société japonaise, peu habituée à ce genre de passage à l’acte violent. Mais ce qui a encore davantage perturbé l’opinion publique, ce sont les accointances entre le gouvernement représenté par le parti libéral-démocrate et l’Eglise de l’Unification, aussi appelée la secte Moon.
Vie et profil de l’assaillant
Lors d’un rassemblement public qui a eu lieu à la préfecture de Nara le 8 juillet dernier, Tetsuya Yamagami, 42 ans, tire à deux reprises sur Shinzo Abe, l’ancien premier ministre du Japon, avec une arme artisanale. Shinzo Abe succombera à ses blessures. Cet acte est qualifié dans un premier temps de « terroriste » ; néanmoins, quelques heures après, une déclaration de l’assaillant que la police a rendu publique révélait qu’il n’avait pas de rancœur personnelle envers Shinzo Abe ni de problème particulier avec la politique menée par son parti. Son acte traduisait un ressentiment plus complexe envers un « groupe religieux » qui s’est avéré être l’Eglise de l’Unification. Plusieurs questions ont alors émergé : quelle place au Japon pour cette église fondée par un Sud-Coréen ? Quels sont les liens entre Abe et cette Eglise ? Ces liens expliquent-il qu’il ait été visé lui et pas une autre personne ? Le Parti libéral-démocrate a-t-il bénéficié des liens tissés au fil des décennies avec la secte ?
S’il s’est avéré que Tetsuya Yamagami ne visait pas spécifiquement Abe et n’avait pas prémédité son acte – il a simplement saisi l’occasion – il est certain qu’il souhaitait ardemment se venger de la secte, et ce depuis bien longtemps. La veille de son acte, Yamagami avait adressé une lettre à un blog qui milite contre l’Eglise de l’Unification. Dans cette lettre il décrivait les conséquences extrêmement négatives de l’adhésion de sa mère à l’Eglise : « je n’exagère pas lorsque je dis que mon expérience à l’Eglise à cette époque continue à altérer ma vie entière ». C’est à ce moment-là qu’il semble avoir pris la décision de passer à l’acte. Et si Abe n’était effectivement pas un membre ou un adepte de la secte, il était « l’un des plus puissants sympathisants de l’Eglise de l’Unification » selon les propres mots de Yamagami.
Grâce au récit et aux explications de l’oncle paternel de Yamagami, il a été possible de reconstituer le cheminement de la famille au sein de l’Eglise, et de concevoir un peu mieux la nature des préjudices subis. Après le suicide de son mari en 1998, la mère de Yamagami se met à fréquenter l’Eglise et en devient membre. Jusqu’en 2002, elle y fait d’importants dons financiers, jusqu’à l’endettement. Une conséquence très directe fut l’impossibilité pour les trois frères d’aller étudier à l’Université. Poursuivant les dons même après avoir déclaré être en faillite, la mère aurait donné en tout 100 millions de yen (environ 715 000 euros). L’Eglise, de son côté, a confirmé que la mère de l’assaillant était un membre, fréquentant régulièrement l’Eglise entre 1998 et 2002, puis de moins en moins jusqu’en 2009, avec une interruption nette entre 2009 et 2017. Elle se rendait de nouveau aux événements organisés par l’Eglise ces dernières années et avait renoué les liens avec des fidèles.
L’Eglise de l’Unification au Japon
La branche japonaise de l’Eglise a été fondée en 1959. Afin d’étendre son influence, Moon crée en 1968 la Federation for Victory Over Communism (Fédération pour la Victoire sur le Communisme), une aile politique de l’Eglise de l’Unification. L’ancien premier ministre Nobusuke Kishi, le grand-père de Shinzo Abe, est apparu à plusieurs événements sponsorisés par cette émanation de la secte Moon. Au fil des années, les liens entre le PLD et la secte Moon se sont resserrés, certains médias japonais affirmant que la secte a largement financé le PLD, parti très à droite et très proche des positions nationalistes. Grâce à cette entente le PLD pouvait systématiquement compter sur les voix des adeptes de Moon lors d’élections, et sur une main d’œuvre gratuite lors des campagnes électorales. En septembre dernier, Abe avait fait une apparition aux côtés de Donald Trump au « Rally of Hope », organisé sous les auspices de la veuve de Moon, Hak Ja Han Moon. Abe y avait déclaré que « l’inspiration que [la famille Moon] a insufflé sur la planète est incroyable ».
Dès 2019 le National Network of Lawyers Against Spiritual Sales (le réseau national d’avocats contre les ventes d’objets religieux), qui vient en aide aux personnes ayant subis des préjudices de la part de groupes religieux, reprochait à Abe ses liens avec la secte : «L’Église de l’Unification n’est pas une organisation religieuse. Elle a toujours eu des comportements antisociaux et nous appelons les hommes politiques à ne pas rejoindre ses activités ». L’ONG japonaise a tenu une conférence de presse peu de temps après l’assassinat d’Abe, lors de laquelle elle a révélé que plus de 35% des plaintes concernant des dons problématiques fait à l’adresse de l’Eglise de l’Unification avait été déposées au Japon ces 30 dernières années, ce qui en tout revient à 123.7 milliards de yen (environ 900 000 000 d’euros). L’Eglise assure que les dons se font sur la base du volontariat, mais confirme aussi que certains d’entre eux atteignent des montants très importantes.
Selon le porte-parole de l’Eglisee, Ahn Ho-yeul, l’institution comprendrait 300 000 adeptes au Japon, et entre 150 000 et 200 000 en Corée du Sud.
Décisions judiciaires relatives à des personnes dont les familles faisaient d’importants dons à l’Eglise
En 2016, un tribunal d’instance à Tokyo a accordé plus de 270 000 euros de dommages et intérêts à l’ex-mari d’une adepte, après qu’elle a utilisé l’héritage, le salaire et l’épargne retraite de celui-ci pour le « sauver » ainsi que ses ancêtres de la damnation éternelle.
En 2020, un juge a ordonné que l’Église et d’autres prévenus paient des dommages et intérêts à une femme après que des membres l’ont convaincue que le cancer de son enfant était causé par des péchés familiaux. Sur leur conseil, elle a dépensé des dizaines de milliers de dollars en biens et services de l’église : comme effectuer des recherches sur son histoire familiale et l’achat de bénédictions.
Une jeune femme de 28 ans raconte que sa mère avait donné l’intégralité de son héritage avant de vendre le domicile familial pour l’Eglise. La famille a dû par la suite se serrer dans un minuscule appartement à Tokyo, décoré de livres et de vases très chers vendus par l’Eglise de l’Unification, des objets censés porter bonheur. A ce jour, la mère de la jeune femme qui témoigne fait des dons plus raisonnables. Si elle condamne ce qui est arrivé à Abe, elle espère que cela aidera à attirer l’attention sur les « nombreux cas de familles qui ont été détruites ».
(Sources: lefigaro.fr, 09.07.2022; lacroix.com & information.TV5monde.com, 11.07.2022 ; theconversation.com, 20.07.2022 ; nytimes.com, 23.07.2022 ; lepoint.fr, 27.07.2022)