L’inquiétude grandissante des proches d’adeptes des théories conspirationnistes

La pandémie qui sévit depuis bientôt un an en Europe a bouleversé la vie de nombre de personnes. Si certains acceptent les discours officiels sur son origine et sa gestion, d’autres, en perte de repères et méfiants envers les institutions, refusent d’y voir un phénomène naturel et l’attribuent à des complots fomentés par les élites pour diverses raisons.

Si les théories complotistes touchaient un public marginal avant la pandémie, depuis mars 2020 leur nombre a explosé sur internet entraînant l’adhésion d’un nombre croissant de personnes. Angoissés par toutes ces « nouvelles » alarmistes et voulant bien faire, ces adeptes les propagent autour d’eux sans savoir qu’elles sont fausses. Mais ils s’y enfoncent de plus en plus, et il est bien difficile pour leurs proches de les ramener à la réalité, les divergences devenant bien souvent si fortes que la rupture s’avère inévitable.

Les témoignages rapportant de telles ruptures se multiplient. Si la population touchée par ce phénomène est très hétérogène et concerne tous les âges, les témoignages des proches recèlent présentent de nombreux points communs.

Olivier a vu sa mère, jeune retraitée, adhérer progressivement aux théories conspirationnistes. Ancienne aide-soignante, puis thérapeute en médecine douce, ce sont des recherches sur la pandémie qui l’on menée à croire en la création du virus en laboratoire et en l’existence d’un « grand complot pédo-sataniste » que seul Trump pourrait démanteler. En écoutant sa mère, Olivier a réalisé qu’elle employait la rhétorique de QAnon sans le savoir. Peu familière d’internet, elle se laisse abuser par les vidéos de chaînes telles que KlaTV, proche de l’extrême droite, qui ressemble à s’y méprendre à une vraie chaine d’informations. Elle n’a pas davantage conscience d’être enfermée dans une bulle par les algorithmes de Facebook et est persuadée que tout le monde pense comme elle. Olivier reconnaît que parler avec elle est de plus en plus difficile.

Delphine vit une situation similaire avec sa mère âgée de 70 ans. Elle confie son désarroi : « J’ai perdu ma mère. Je ne sais plus qui elle est. C’est une inconnue qui me cache des choses. Ça m’effraie. C’est irréel. » Sa mère lui conseille de faire des réserves de nourriture et a retiré son argent de la banque en prévision de l’effondrement du système économique annoncé par les collapsologues. La communication est devenue tellement difficile entre les deux femmes qu’elles évitent le sujet. C’est également la stratégie adoptée par Dominique avec son mari qui s’est rapproché de la sphère complotiste après le premier confinement.

Impuissante, démunie, Delphine bataille pour ouvrir les yeux de sa mère, mais rien n’y fait, « elle ne retient que les infos qui vont dans son sens. ». Les théories du complot exercent une véritable emprise sur sa mère. Désormais, Delphine compare sa trajectoire à une dérive sectaire.

Les jeunes ne sont pas épargnés par le phénomène. Théo, un étudiant en droit de 20 ans, a vu l’une de ses amies se prendre de passion pour la crise sanitaire et sombrer progressivement dans le conspirationnisme, à tel point que le film Hold Up est devenu le centre de ses préoccupations. Devant l’impossibilité de communiquer avec elle, il s’est éloigné.

Rosie a, quant à elle, perdu sa meilleure amie qui voyant que Rosie n’adhérait pas à ses discours complotistes et qu’elle ne réagissait pas aux mails qu’elle lui envoyait lui a tenu des propos agressifs tels que « éteins ta télé et allume tes neurones » et a fini par rompre tout contact.

La plupart des proches d’adeptes du complotisme tombent des nues lorsqu’ils réalisent leur embrigadement et leur changement radical d’attitude. Aucun ne pouvait imaginer que des personnes qu’ils connaissaient bien iraient s’engouffrer dans de telles croyances. Etienne, dont la mère a, elle aussi, été happée par le mouvement, a pris conscience que le complotisme ne touche pas que des personnes non éduquées, en marge de la société. Sa « mère a un bon salaire, un bon emploi, elle est vue comme progressiste par ses proches ». Mais elle est sensible aux médecines alternatives et à la spiritualité. Un point commun à beaucoup d’adeptes du complotisme. A Lyon Anne a perdu une amie, adepte des médecines douces, qui a adopté les thèses complotistes visant Bill Gates, tandis que Julia a vu s’éloigner l’une de ses proches amies, adepte de la méditation et du yoga. Mue par une recherche légitime d’informations sur le virus, elle s’est progressivement laissé embrigader et « comme si elle était tombée dans une secte, elle s’est mise à citer constamment les mêmes personnes, Jean-Jacques Crèvecoeur, Christian Tal Schaller avec un discours tout fait. »

Cette porosité entre spiritualité et complotisme s’explique, selon Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences suisse et spécialiste du complotisme, par le fait que « le complotisme surfe sur le paranormal, l’ésotérisme, la médecine complémentaire. Les vecteurs du complotisme ne sont pas toujours des sites explicitement complotistes, dans le sens géopolitique, mais ça passe aussi par des sites de santé, des sites sur l’environnement qui se veulent écolos ».

Démunis, les proches essaient de comprendre les raisons de l’adhésion à des théories parfois plus que farfelues. Sebastian Dieguez avance une explication : « ce n’est pas tant cette réalité alternative qui compte pour eux que le fait de tenir un contre-discours et la posture qu’il implique ». En plus du réconfort procuré par des explications simples pour répondre à des phénomènes complexes, les théories conspirationnistes donnent l’impression de « reprendre la main sur notre vie, voire se distinguer de la masse », ajoute le chercheur.

S’il n’y a pas de formule magique pour sortir un proche des méandres du complotisme, des associations comme l’Unadfi, qui travaillent depuis plusieurs années sur le sujet, peuvent leur apporter leur expertise et les épauler dans leurs démarches envers leurs proches. L’association reçoit d’ailleurs de plus en plus d’appels de personnes paniquées par le changement radical d’attitude d’un proche. Les similitudes avec l’emprise sectaire sont nombreuses. « On sent des liens avec les mouvements sectaires, notamment le processus d’adhésion aux croyances, c’est évident. Il y a aussi des similitudes sur les conséquences dans les familles, l’isolement et la perte de liens », explique Pascale Duval, responsable de la communication de l’association. « S’il y a des répercussions sur les enfants par exemple, poursuit-elle, là ça peut devenir problématique et il faut faire quelque chose. Mais si c’est un adulte consentant, qui devient complotiste dans son coin, il a le droit de croire ce qu’il veut ».

« Ce problème est insoluble, abonde Sebastian Dieguez, il faut espérer qu’il se dégonfle de lui-même avec le temps, avec des changements sociétaux profonds, les inégalités, l’emploi et le contrôle que les gens ont sur leur vie. Ça peut contribuer à réduire la défiance, l’amertume ou l’aigreur qui sont la base du complotisme. »

(Sources : Médiapart, 02.12.2020 Slate, 24.12.2020, France TV Info, 24.12.2020)

  • Auteur : Unadfi