Comme la France, l’Allemagne connaît un essor sans précédent des chaînes et des sites conspirationnistes. Le journal Die Zeit a publié une longue enquête montrant les liens étroits entre théories spirituelles new age, conspirationnisme et extrême droite, et comment l’un pouvait mener à l’autre.
Témoignant sous une identité d’emprunt, Jörg Mayerhofer raconte comment il s’est laissé convaincre par les théories conpirationnistes d’Ivo Sasek, fondateur de Klagemauer TV (Kla TV), une chaîne qui diffuse chaque jour des informations contenant des théories racistes et antisémites, et de l’Organic Christ Generation, un groupe ésotérique suisse mêlant mantra, croyances en la réincarnation et méditation.
Sasek réuni autour de lui les déçus du système et les pousse à lutter contre la censure, à rejeter la presse, les écoles publiques, la médecine conventionnelle et les invite à rejoindre les « éveillés ».
Mais s’il rejette le système dans son ensemble, il n’est pas isolé et a des relations étroites avec d’autres groupes complotistes. Hugo Schrang, un complotiste qui diffuse l’idée que l’Allemagne serait une dictature et la migration une arme contre le peuple, l’a invité à intervenir sur sa chaîne qui compte 147 000 abonnés. C’est sous l’influence de ses théories que l’un de ses suiveurs, radicalisé sur internet, a commis un attentat en 2016.
Cet événement a amené l’État Allemand à étudier cette frange de l’extrême droite, mais il ignore, selon Tobias Ginsburg, auteur d’un documentaire sur l’extrême droite, toute la sphère reliée à des groupes ésotériques car « elle fait appel à un public en dehors de la scène néo-nazi grâce à sa réputation « pacifique libérale ». Selon lui, les théories ésotériques sont un moyen subtil d’amener un public, qui ne seraient pas réceptif autrement, à adhérer aux idées complotistes et à l’extrême droite.
Pour Matthias Pöhlmann, chargé des sectes pour l’Église évangélique luthérienne de Bavière, « les autorités sous-estiment le danger que représente l’ésotérisme de droite ».
Selon Jörg, ex-adepte de Sasek, ce dernier est dangereux car tout en prétendant que l’Etat allemand muselle la liberté d’expression, il défend ouvertement l’idée sur internet de renverser « le système par les idées ». C’est dans ce but que depuis 2008 il s’associe avec d’autres adversaires du système pour augmenter la portée de leurs théories. Il a ordonné à ses fidèles de dresser une liste des rédacteurs en chef des maisons de presse en indiquant leurs orientations sexuelles et leur religion.
Comment des personnes au départ éloignées des idées d’extrême droite ont–elles pu y adhérer ?
Ayant des problèmes dans sa vie personnelle, c’est en cherchant un coach sur internet que Madeleine Gröber (nom d’emprunt) a trouvé Katharina Berger, leader de plusieurs groupes ésotériques féminins sur Facebook, qui propose du coaching spirituel. Intéressée, Madeleine participe à des « séminaires de conscience de soi » et à des « cercles de pouvoir de femmes » et de fil en aiguille, elle dépensera 15 000 euros pour un « cours de maîtrise ». Bombardée d’amour, valorisée par la gourelle, elle ne s’est pas rendue compte que cette dernière exerçait une emprise de plus en plus forte sur elle, à tel point qu’elle ne pouvait plus s’en passer. L’associant à la mission qu’elle prétendait mener, elle a fait d’elle une élue, une sauveuse du monde. Mais elle ne savait pas que son mentor était liée à l’extrême droite et sans s’en rendre compte, elle a progressivement adopté ses idées antisémites. Peu à peu elle s’est séparée de son environnement social, jusqu’à rompre avec sa famille. Elle finira par sortir de son emprise grâce à son mari qui lui a fait lire des témoignages d’ex-adeptes. Aujourd’hui, avec du recul sur son expérience, elle voit beaucoup de parallèles dans les théories de Katharina Berger et celles d’Helena Blavatsky (fondatrice de la théosophie) et Miguel Serrano (théoricien du mysticisme nazi).
Jan Rathje, chercheur à la fondation Amadeus Antonia (Berlin), n’est pas surpris par les connections des mouvements ésotériques, complotistes avec l’extrême droite. Tous ont une vision manichéenne du monde, le divisant entre pouvoir du bien et pouvoir du mal. Des personnages comme Heiko Schrang ont réussi à faire pénétrer leurs idées auprès des personnes aux opinions modérées en brouillant leurs repères. Tout en adoptant l’image consensuelle d’un maître spirituel, il sème la confusion dans ses vidéos souverainistes en invitant des personnalités politiques modérées et des antisémites assumés comme Lisa Fritz. Récemment, les complotistes ont franchi un pas de plus en Allemagne en étant invités au Bundestag par des parlementaires de l’AfD1 pour participer à une conférence sur les médias.
La diffusion de telles théories est difficilement punissable car elles s’attaquent, la plupart du temps, à des entités abstraites (élites de la haute finance par exemple). Selon Caroline Volkmann, professeur de droit à l’université de Darmstadt, il est quasi impossible d’interdire une chaîne YouTube car il faut démontrer que tout son contenu est offensant pour la dignité humaine, anticonstitutionnel et agressif. De plus, si les complotistes sont protégés par la liberté d’expression, certains comme Sasek ont pris la précaution de baser leur chaîne à l’étranger.
(Source : Die Zeit, 20.01.2020)
1.Alternative fûr Deutschland est un parti politique eurosceptique et nationaliste fondé en 2013.