A MOI LAMARCK ! LES CREATIONNISTES DEBARQUENT !

Le fixisme est naturel : vive le créationnisme

Il est des observations quotidiennes qui, à nos yeux, ne souffrent aucune exception. Un couple de chats ne peut donner naissance qu’à une portée de chatons, les poissons rouges de mon aquarium se reproduisent en donnant naissance à des poissons rouges uniquement, le gland que je sème pousse en donnant un chêne , et les semences de blé lèvent en donnant du blé, rien d’autre.. En somme, animaux et végétaux se reproduisent en donnant naissance à des descendants qui appartiennent à la même espèce : de mémoire d’homme, les espèces sont immuables. Cette observation commune, banale peut-on dire, n’a jamais connu d’exception. C’est pourquoi elle s’est imposée depuis la nuit des temps comme une théorie naturelle que l’on a appelé le fixisme : les espèces sont fixes, ne changent pas. Par parenthèse, ce fixisme assure au naturaliste un confort intellectuel indéniable, dans la mesure où il peut décrire et nommer les espèces animales et végétales (avec un objectif avoué d’encyclopédisme, d’ailleurs) sans que son œuvre risque d’être remise en cause par un quelconque changement au sein des espèces décrites. C’est ainsi que le grand Linné, Carl von Linnaeus, était fixiste, comme l’a été, ensuite, Cuvier, grand anatomiste et paléontologue, au cours du 18è siècle.

Mais ce monde vivant fixe et immuable, quelle est son origine ? A moins d’imaginer qu’il a existé de toute éternité et qu’il n’a pas d’origine, ce qui est d’un inconfort intellectuel extrême, il est une évidence quasi-logique : il a été créé. Quel créateur ? En cette Europe de l’Ouest du 18ème siècle, la réponse est tout aussi évidente et naturelle que l’est le fixisme. Les Saintes Ecritures, non seulement nous apportent une signature : Dieu, mais encore nous proposent une chronologie (courte : les jours de la Genèse), et en plus nous gratifient d’une confirmation : le créateur a voulu que ses créatures non seulement croissent et se multiplient, mais encore se reproduisent chacune selon son espèce, ce qui, bien sûr, nous renvoie aux racines du fixisme.

Fixisme et créationnisme ne faisaient donc qu’un jusqu’à l’aube du 19è siècle.

Dieu a-t-il le sens de l’humour ?

Au début de ce 19è siècle, Lamarck a une vision toute différente du monde vivant.

Un chat nous apparaît plus proche d’un tigre que d’une taupe, mais le chat, le tigre et la taupe ont plus de caractères en commun entre eux qu’ils n’en partagent avec un crocodile. Néanmoins, chat, tigre, taupe et crocodile se ressemblent plus entre eux que chacun ne ressemble, par exemple, à un saumon. On pourrait continuer ainsi. Si ces « similitudes emboîtées » n’avaient pas échappé aux fixistes qui avaient même crée des noms de groupes – Carnivores, Mammifères, Tétrapodes, Vertébrés – ils y avaient vu une simple commodité de classification. Lamarck, lui, cherche une cause à cet ordre du monde vivant et trouve que les rapports entre le chat, le tigre, le crocodile et le saumon, etc. s’expliquent au mieux par des rapports de cousinage, chat et tigre étant deux cousins très proches, les autres étant des cousins progressivement plus lointains. Et qui dit cousin dit généalogie : si les espèces animales et végétales sont ainsi organisées, ordonnées, c’est qu’elles sont issues les unes des autres par transformation progressive. Le transformisme, antithèse du fixisme, était né. Que Lamarck ait fait fausse route en proposant une cause qui s’est avérée inexacte pour cette transformation, et que Darwin ait proposé un moteur plus plausible n’enlève rien au mérite de Lamarck : iconoclaste, il a le premier battu en brèche le dogme si naturel, et si confortable, du fixisme – créationnisme. On me pardonnera à ce stade de mon récit une incidente personnelle. J’ai beaucoup d’estime pour les théories de l’évolution qui intègrent une certaine dose de lamarckisme, et des réserves vis-à-vis des théories issues du darwinisme, en particulier de la théorie (auto – proclamée) synthétique de l’évolution qui, à mes yeux, n’est pas en mesure d’expliquer la totalité de nos observations. Fin de l’incidente. Mais, me direz-vous ne nous éloignons nous pas du titre, pourtant alléchant, de ce chapitre ?

En fait, face à Lamarck et à sa vision cohérente et rationnelle d’un monde vivant où les espèces s’organisent selon des rapports de filiation, les créationnistes ne désarment pas. Et ils expliquent que cette illusion d’arbre généalogique du monde vivant vient de ce que le Créateur a voulu que sa création fût organisée ainsi. Le dessein (et le design, pour ne pas dire dessin) divin, expliquant une illusion évolutive : Dieu serait-il farceur ?

On remarquera que le raisonnement : « c’est ainsi parce que Dieu l’a voulu » exonère les créationnistes de toute démonstration, et n’est pas réfutable. On voit ici apparaître une dichotomie entre une position non rationnelle, religieuse, dogmatique, le créationnisme, et une attitude rationnelle et scientifique, l’évolutionnisme. En somme, la question « dessein divin ou résultat d’une transformation des espèces ? » est une question biaisée au départ. Selon que vous acceptez que vos hypothèses soient réfutées ou que vous laissez à une parole révélée le soin d’expliquer les choses, vous passez du forum des scientifiques où la réfutation est la bienvenue, est le fondement même de la démarche, à celui des dogmatiques religieux chez qui la foi remplace la raison.

De reculade en concession: les avatars du crétionnisme « soft »

Revenons à Cuvier. Il était paléontologue. Et bien obligé d’admettre que les couches géologiques qu’il explorait contenaient des espèces différentes des espèces actuelles, mieux que les différentes couches contenaient des faunes différentes entre elles. Il aurait pu imaginer l’histoire de la vie en termes de filiation – cousinage à l’instar de Lamarck. Eh bien non ! Les faunes successives différentes ? Des « révolutions » du globe ont conduit le Créateur à des créations successives, autant que de faunes observées, et le tour est joué. En s’éloignant un minimum du récit biblique pris au pied de la lettre, on sauve la mise du fixisme – créationnisme. Il y aura à cet avatar du créationnisme une retombée positive. Puisque les faunes se renouvellent et que les couches qui les contiennent sont superposées, il devient possible de dater ces strates (en âge relatif !) et de les caractériser par les fossiles qu’elles contiennent. C’est le travail du père fondateur de la paléontologie stratigraphique, Alcide d’Orbigny, publié au milieu du 19è siècle. D’Orbigny n’a pas eu besoin de recourir à la notion de transformisme ou d’évolution pour asseoir sa théorie, les créations successives (nombreuses puisqu’il distingue jusqu’à 27 étages, quel travail pour le Créateur !) lui suffisant largement.

Si l’on s’éloigne du récit biblique, il devient facile pour un créationniste de laisser au scientifique la description de l’évolution du monde vivant comme ils l’entendent et de trouver refuge dans des affirmations du style « il faut prendre le récit biblique comme un récit symbolique » ou encore « Dieu a crée le premier être vivant, a impulsé la vie », sous-entendu et l’évolution telle que vous la décrivez a fait le reste . Là, on dissocie le fixisme (que l’on abandonne parce qu’il ne tient pas la route face aux progrès des sciences) du créationnisme dont on conserve l’essentiel, le Dieu – Créateur, c’est ce que j’appelle le créationnisme « soft » si l’on peut me pardonner cet anglicisme.

Un avatar historique et méconnu en tant que tel du créationnisme soft fut la controverse qui opposa le médecin et naturaliste rouennais Félix – Archimède Pouchet à Louis Pasteur. Pouchet défendait l’hypothèse de la génération spontanée des microbes, donc de leur création (au sens créationniste du mot) permanente. On sait comment Louis Pasteur tordit magistralement le cou à cet avatar du créationnisme soft, et comment, sortant vainqueur de la controverse, il passa seul à la postérité.

Le créationnisme soft peut encore se nicher plus loin. Discutant il y a quelques décennies de ces questions avec Henri Termier, une très grande figure de la géologie du 20è siècle, qui se déclarait agnostique, il me lança : « Et si Dieu, c’était le Big Bang ? ». Je n’osai pas lui répondre « C’est reculer pour mieux sauter ». Pourtant, au-delà du jeu de mots, j’en étais convaincu.

Ce créationnisme soft, en dissociant fixisme et créationnisme, laisse aux scientifiques le champ libre et leur permet de tester leurs hypothèses et d’affiner leurs théories sur l’évolution. A la foi religieuse l’idée qu’il y a eu un acte de création, à la raison et à la démarche scientifique la description de l’évolution du monde vivant et la recherche du moteur et des modalités de cette évolution.

La grande imposture du créationnisme « hard »

A l’aube de ce 21è siècle, des biblistes fondamentalistes non seulement prétendent revenir au bon temps où fixisme et créationnisme allaient de pair, mais encore s’en tiennent à une lecture littérale de la Bible. Le mouvement, initié il y a plusieurs décennies aux USA et dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni, Australie …), s’étend aujourd’hui de manière préoccupante (Suisse, Pays-Bas, Allemagne, France…). Car les revendications sont simples : face à l’enseignement de la biologie évolutive, perçu par ces fondamentalistes comme un prosélytisme du matérialisme, voire du marxisme, il faut opposer l’enseignement de la Vérité révélée, donc d’une « biologie créationniste » . Mais l’astuce de ces créationnistes est mille fois plus machiavélique : en demandant que la biologie créationniste et la biologie darwinienne, pour reprendre leur nomenclature, soient traitées à parité par le système éducatif, ces fondamentalistes se donnent en plus le beau rôle et laissent penser qu’ils prônent la « démocratie idéologique » en laissant à leurs adversaires une sorte de temps de parole équitable !

Mais la plus grande imposture du créationnisme « hard » ne réside pas là. Elle réside dans le fait qu’en proposant, parfois en imposant, ce traitement présenté comme paritaire et équitable, et en mettant les deux approches sur un apparent pied d’égalité, ils tentent de gommer la différence fondamentale entre leur point de vue et le nôtre : l’un est du domaine de la religion, de la foi, de la révélation, l’autre du domaine du rationnel, de la science, de la démonstration. Certes, cela a été dit et redit, mais pour autant les conséquences pratiques n’en ont pas toujours été tirées. En particulier se pose la question suivante.

Faut-il ignorer avec dédain le créationnisme « hard » ?

Il y a vingt ans, j’aurais répondu oui sans hésiter. C’était à mon avis lui faire la part trop belle que de lui consacrer ne serait-ce qu’un ligne dans nos manuels scolaires, un panneau dans nos expositions ou une séquence dans nos films traitant de l’évolution, même pour en dire ce que nous en pensions : c’était lui offrir une tribune. Et puis les faits sont là : l’évolution n’a pas besoin qu’on la défende, juste qu’on la décrive, pensais-je.

Aujourd’hui je pense l’inverse. D’abord parce que la grande imposture du créationnisme « hard » dont nous parlions plus haut me laisse comme un arrière-goût d’arnaque grand format : une position ultra minoritaire prétend, au nom de l’équité, être traitée à parité avec l’approche partagée par le plus grand nombre, et quotidiennement confirmée par les progrès des sciences. Ensuite parce que si nous (nous les évolutionnistes, les rationalistes, les scientifiques) fuyons devant une démonstration, c’est à douter de tout. Enfin et surtout parce que le créationnisme « hard » n’est qu’un obscurantisme parmi d’autres et que tous doivent être combattus parce que dangereux dès qu’ils atteignent l’excessif. De même que je ne confonds pas Islam et fondamentalisme musulman, catholicisme et Inquisition, matérialisme dialectique et stalinisme, de même, on l’a vu, je ne confonds pas créationnisme « soft » et créationnisme « hard ». C’est un devoir de combattre ce dernier, comme tous les autres obscurantismes. Car …

Tous les obscurantsimes ont un mode d’emploi commun

Ce mode d’emploi tient en cinq points, que vous soyez fondamentaliste, gourou, marabout ou… créationniste « hard ».
1 – Ne cherchez pas à démontrer quoi que ce soit.
2 – Affirmez, de préférence sur le mode péremptoire, pour convaincre.
3 – Au lieu de développer chez vos interlocuteurs les capacités d’analyse et les démarches rationnelles, aliénez vos interlocuteurs, détruisez leur sens critique.
4 – Rajoutez-en autant que vous voudrez sur le merveilleux, le miraculeux, l’inexplicable, le mystère, l’irrationnel : plus c’est gros, mieux ça marche.
5 – Imposez votre point de vue pour régner.

Que donnent ces cinq points dans le cas du créationnisme ?
1 – Aucun effort particulier n’est nécessaire : rien n’est démontrable.
2 – « Des évolutionnistes célèbres reconnaissent eux-mêmes que Darwin s’est trompé ». Lesquels ? Dans quel contexte et à propos de quelle erreur ? (citations tronquées omniprésentes dans la propagande créationniste).
3 – par exemple en mettant à l’index toute littérature évolutionniste.
4 – Une empreinte de pied humain dans la couche où ont été retrouvés des dinosaures, ou encore le récit biblique de la création de l’homme et de la femme.
5 – Certains états des USA légifèrent pour imposer l’enseignement, à parité ou au choix des parents, d’une « biologie créationniste » aux côtés d’une « biologie traditionnelle », évolutionniste.

A ce stade de mes propos, on me permettra deux anecdotes vécues.

Il y a bien longtemps, professeur de Biologie et de Géologie dans un lycée havrais, je faisais des cours, et même des T.P. sur l’évolution. J’avais sélectionné des sujets moins rébarbatifs que la traditionnelle patte du cheval, et je proposais aux élèves, avec un certain enthousiasme, oursins et ammonites. Je n’avais pas encore abordé l’évolution de l’homme. A la fin d’un cours, un élève, au demeurant sypathique et studieux, vient me voir et me dit :
– Je ne crois pas à l’évolution car je suis Témoin de Jéhovah.
– C’est ton droit le plus personnel de croire en Dieu ou non, car cela ne se démontre pas, mais en ce qui concerne l’évolution en particulier et les sciences en général, je pense au contraire avoir apporté des éléments de démonstration, non ?
– Je ne suis pas assez fort pour discuter, mais est ce que je peux demander à un frère plus compétent que moi de venir vous présenter nos arguments ?
Fort d’une lecture récente et critique du livre édité par les Témoins de Jéhovah « L’homme est-il le produit de l’évolution ou de la création ? » , je saisis l’occasion au vol :
– Bien volontiers, mais à une condition. Le débat sera public, y assisteront les élèves, profs, parents qui le souhaiteront.
Je me souviens même avoir ajouté :
– Avec l’accord du proviseur, le débat aura lieu salle 201.
Le proviseur aurait été d’accord, mais, bien sûr, le frère-plus-compétent-pour-présenter-les-arguments-créationnistes n’est jamais venu, le débat n’a jamais eu lieu.

Quinze ans ont passé. Je suis, avec des amis, dans la région de Beni-Abbès au Sahara algérien, où je fais quelques observations géologiques et paléontologiques sur des terrains vieux de 400 millions d’années. Sur le tableau de bord de ma fourgonnette, j’ai posé un morceau de corail fossile, appartenant à un groupe éteint, ramassé quelques minutes plus tôt. Une patrouille de douane nous arrête. Nous échangeons poliment quelques mots lorsque l’un des douaniers s’approche, montre le corail et demande :
– Qu’est ce que c’est ?
– Un corail fossile vieux de 400 millions d’années.
– Pourquoi l’avez-vous ramassé ?
– Pace que j’étudie les fossiles, c’est mon métier.
– Et à quoi ça sert ?
A ce stade de l’échange (je n’avais pas encore compris où il voulait en venir) je me lance dans un bref développement sur l’utilité de la paléontologie – je savais faire – en focalisant sur l’aspect pratique des choses : l’Algérie, exportatrice de gaz et de pétrole, recherche pétrolière grâce aux études du sous-sol, en particulier paléontologiques … Le douanier écarte tout ceci d’un geste :
– Cela ne sert à rien de chercher, car tout est écrit dans le Coran.
Je me garde bien de dire que le Coran est un bien piètre traité de paléontologie, même si je remarque que les autres douaniers se sont un peu écartés, mi-rigolards, mi-agacés. Le douanier prosélyte réattaque :
– Le Commandant Cousteau s’est converti à l’Islam quand il a trouvé au fond de la mer des sources d’eau douce, comme elles étaient décrites dans le Coran.
Bon. Voilà un argument inattendu. Les sources sous-marines d’eau douce, les géologues connaissaient. De plus le Commandant Cousteau n’était pas à proprement parler mon idole. C’est le chef de la brigade qui m’a tiré d’affaire en apostrophant son douanier fondamentaliste :
– Va, Ahmed, ça suffit. Laisse les chrétiens tranquilles avec tes histoires !

Je ne peux m’empêcher de rapprocher ces deux anecdotes. L’obscurantisme est partout, même là où on ne l’attend pas. Sous sa forme plus médiatisée du créationnisme « hard », il est particulièrement nocif
– parce que soutenu par les institutions d’états puissants (les USA),
– parce que véhiculé par des prosélytes d’autant plus zélés qu’ils ont abdiqué tout sens critique (le point 3 du mode d’emploi ci-dessus),
– parce que inféodé à plusieurs religions ou sectes (catholiques, divers groupes protestants, anglicans, témoins de Jéhovah, musulmans…) ce qui démultiplie les possibilités de lobbying,
– mais surtout parce que -c’est ce que nous avons montré au début – fixisme donc créationnisme semblent si naturels …

C’est pour cela qu’aujourd’hui je crois que combattre le créationnisme, comprendre comment il a émergé, puis s’est développé, sont des devoirs qui s’imposent à tous les citoyens libres et qui font confiance au rationnel pour guider leurs choix intellectuels.