Les souterrains alimentent la machine à fantasme

Le 8 janvier, la police a arrêté des étudiants qui avaient commencé à percer un tunnel dans la synagogue 770, à Brooklyn. De quoi agiter les sphères conspirationnistes.

L’histoire a été rapportée par le New York Times et le Jewish Chronicle notamment. Au départ, rien d’extraordinaire. Des fidèles jugeaient la synagogue 770 (du fait de son adresse 770 Easten Parkway dans le quartier de Brooklyn à New York) trop petite. Alors ils ont entrepris de percer un tunnel vers l’annexe voisine pour agrandir le site. En omettant d’en informer les autorités rabbiniques qui, furieuses, ont fait intervenir la police pour déloger ces fidèles et stopper ce qu’elles qualifiaient de vandalisme. L’affaire aurait pu s’arrêter là. Sauf que les images des empoignades avec les forces de l’ordre ont fait le tour des réseaux conspirationnistes. On y voit le vieux matelas d’un étudiant taché :  serait-ce du sang d’enfant ? La machine à rumeur s’emballe. « Des juifs, des tunnels et des enfants, ce sont trois éléments qui, mis ensemble, excitent l’imaginaire de la complosphère » relève Tristan Mendès France, co-animateur du podcast Complorama sur France Info. En quelques jours, un désaccord autour de l’aménagement d’un lieu de culte s’est transformé en mythe pédocriminel. Depuis l’ère Trump, ce genre de récits se multiplie. En 2020, une rumeur relatait que des milliers d’enfants étaient retenus captifs dans les sous-sols de New York. Ont suivi des variantes parlant des souterrains urbains de Melbourne ou Sydney. En 2022, une autre théorie assurait qu’en bombardant l’Ukraine, Poutine aurait délivré 35 000 enfants prisonniers sous terre. Cette fascination pour les sous-sols n’est pas nouvelle,  on en trouve trace dans la littérature conspirationniste dès la fin du XVIIIe siècle, avec l’abbé Augustin Barruel. Ce religieux, qui cherchait un responsable à la révolution française, disait déjà : « le complot, c’est l’envers du monde normal, et, l’envers du monde normal, c’est sous terre ». Pour l’anthropologue Véronique Campion-Vincent, « les corridors souterrains charrient un imaginaire à la fois lugubre, interlope et bestial. Ils sont déjà l’indice d’un jugement moral. Et, par nature, un tunnel se dérobe à la vue de tous, il est donc impossible à nier ». Au XXe siècle, les installations souterraines servent ainsi à justifier l’existence d’extraterrestres. Et pour certains ufologues, « les martiens vivraient dans des bunkers souterrains, c’est pour ça qu’on ne les voit pas ».

« Des tunnels remplis d’enfants taupes »

Dans le complotisme, « le sous-sol est composé de corridors, ce n’est pas une simple cave. Le tunnel a une dimension opérationnelle, signe d’une activité, d’un réseau, voire d’un méfait organisé » explique Tristan Mendès France. Une notion qui se teinte de pédosatanisme à partir des années 80. A l’époque, des parents d’élèves sont convaincus que l’école McMartin, à Los Angeles, abrite des cérémonies rituelles où des enfants sont exploités sexuellement. Les policiers ont pris l’affaire très au sérieux. Les souterrains évoqués n’ont jamais été retrouvés. Mais l’image est restée. Et, depuis, la machine à rumeurs QAnon voit des tunnels pédocriminels partout. C’est devenu si structurant que QAnon a forgé le concept fantastique de « l’enfant taupe » pour désigner des victimes qui seraient gardées sous terre pour satisfaire une élite pédosataniste. En parallèle, Trump disposerait d’unités chargées de les délivrer. Ces opérations militaires seraient responsables des tremblements de terre. 

(Source : Le Monde, 19.01.2024)

  • Auteur : Unadfi