Complotisme de masse ?

Selon un sondage de l’Ifop paru au début du mois de janvier 2018, près de huit français sur dix adhéreraient à une théorie du complot. Bien que ce sondage ait fait l’objet d’une polémique1, il révèle néanmoins de façon frappante l’ampleur du phénomène conspirationniste. Profitant des innovations technologiques, il a élargi sa toile en multipliant les sites internet et les vidéos bourrées d’effets spéciaux.

Touchant des domaines très divers (santé, science, politique, écologie…), les théories du complot ont pourtant des points communs. L’ASBL Média Animation en a dénombré cinq : les conspirationnistes s’opposent à une thèse officielle, manipulent l’actualité, avancent que rien n’est le fruit du hasard, n’accordent d’importance qu’aux arguments qui vont dans leur sens et nient ceux qui les contredisent. Ils se targuent d’être les seuls à connaître la vérité au milieu des naïfs qui refusent de la voir.

Nourrissant leurs théories de scandales réels, dévoilés dans la presse, les complotistes ne font plus confiance à la parole officielle des politiques et des médias qui mentiraient constamment pour garder secrètes leurs véritables intentions à l’égard des citoyens.

Selon Bruno Fay, journaliste et auteur, « les médias aujourd’hui n’arrivent plus à apporter les réponses aux questions que se posent les citoyens. Il en découle des angles morts de l’information ». Pour obtenir des réponses ils surfent alors sur internet et trouvent des théories semblant répondre à leurs interrogations. Loin d’être farfelus, ces discours censés éclairer des zones d’ombre, sont bien construits et argumentés, mais loin d’ôter les doutes, ils les renforcent. Aussi les contrer est très difficile.

Mais pourquoi les théories du complot trouvent-elles une si large audience ? Selon le sociologue Gérald Bronner ce serait dû à « la dérégulation de l’information avec l’arrivée d’internet conjuguée au fonctionnement archaïque de notre cerveau vis-à-vis des signaux de danger ». En effet, le discours alarmiste des complotistes trouve plus facilement un écho auprès des indécis et des craintifs. Le cerveau humain serait naturellement « attiré par ce qui fait peur ». C’est ce qui expliquerait, selon lui, le succès des mouvements anti-vaccination qui arrivent à se faire entendre malgré la multitude d’informations présentes sur Internet. Le danger potentiel des effets secondaires des vaccins devenant plus anxiogènes que le risque d’attraper la maladie qu’ils sont censés protéger, les parents préfèrent rester dans l’inaction plutôt que de faire courir un hypothétique risque à leurs enfants2.

Le succès des théories du complot s’explique également par une « asymétrie de motivation » entre leurs adeptes et les rationalistes. En effets, les complotistes s’expriment bien plus sur la toile que leurs contradicteurs. C’est d’autant plus facile pour eux que, si la science demande de collecter patiemment des faits pour construire et valider une théorie, les arguments complotistes ne demandent pas à être prouver, puisqu’ils sont de l’ordre de la croyance.

Si le gouvernement français réfléchit à une loi pour lutter contre les Fake News, les experts du sujet prônent le dialogue. Selon eux, faire taire les conspirationnistes ne fera qu’accentuer leur défiance. Pour Patrick Verniers, président du Conseil supérieur de l’Éducation aux médias, la prévention est indispensable. C’est souvent par l’audiovisuel que sont propagées ces théories les jeunes sont particulièrement touchés. Pourtant ces montages vidéos élaborés, constitués d’images percutantes et de phrases chocs, sont tous construits sur le même modèle et l’enjeu des acteurs de l’éducation est donc d’apprendre aux jeunes à reconnaître les éléments permettant d’identifier les vidéos complotistes. C’est ce que se sont employés à faire des chercheurs de l’université de Cambridge et un collectif de journalistes néerlandais. Ils ont développé ensemble un jeu à visée éducative dont le but est de déconstruire les techniques de désinformation en jouant le rôle d’un conspirationniste. Fakenews.org, le jeu en question, invite les internautes à propager de fausses informations et à élargir le cercle de leur « followers » en créant un média en ligne. Le but des créateurs du jeu est « d’accroître les capacités à repérer et à résister aux techniques des propagateurs de « Fake News ».

Les experts sur le sujet sont unanimes, développer l’esprit critique des enfants, leur apprendre à comprendre ce qui dans leur fonctionnement psychologique pourrait les pousser à croire à ces théories et leur enseigner comment argumenter contre les complotistes est un enjeu majeur pour l’avenir.

Boris Chaumette, psychiatre et neurobiologiste, estime que pour lutter efficacement contre ce fléau, une mobilisation du corps scientifique est nécessaire. Selon lui, le flot d’informations est tellement important qu’il devient difficile de vérifier la véracité de chacune d’entre elles, ce qui oblige à faire confiance à la source plutôt qu’au contenu. D’où la nécessité d’un investissement des scientifiques dans la prévention, de rendre accessible les connaissances et faire barrage aux fausses nouvelles. Selon lui, ils devraient être davantage présents sur les réseaux sociaux, domaine où les complotistes sont très présents. « Les scientifiques ne devraient pas seulement se préoccuper de leurs recherches mais expliquer quelle est leur démarche, éclairer le débat public, démontrer pourquoi il faut refuser les certitudes et apprendre à penser tout en doutant de ses connaissances ».

Le combat est inégal. Ainsi, bien que le site pseudo-scientifique Natural News soit l’objet de nombreuses critiques de la part de scientifiques, il trouve une large audience auprès d’un public non averti. Gardant le secret sur les revenus générés par son site, son fondateur Mike Adams3 « est au coeur d’une nébuleuse d’une cinquantaine de sites anti-médecine, anti-vaccins, anti-OGM, anti-gauche, pro-survivaliste, pro-homéopathie ou vendeurs d’une algue anti-cancer… » dont le but est de gonfler sa visibilité sur le web. Pour contrer cette stratégie, Google a désindexé plus de 100 000 de ses pages. Malgré cela, la vitalité de Natural News ne faiblit pas. Sa page Facebook compte 2,6 millions d’amis et Adams se vante de publier une quinzaine de textes par jours rédigés par une vingtaine de rédacteurs rémunérés.

(Source : The Conversation, 25.01.2018, RTBF, 30.01.2018, Sciences et Avenir 15.02.2018, & AFP, 20.02.2018 & Agence Science Presse, 21.02.2018)

1. Lire sur le site de l’Unadfi : Un sondage qui alerte : https://www.unadfi.org/internet-et-theories-du-complot/un-sondage-qui-alerte

2. C’est ce que les scientifiques appellent le biais d’omission qui « consiste à considérer que causer évetuellement un tort par l’action est pir que causer un tort par l’inaction ».

3. Proche des mouvements suprémacistes, il a appuyé la campagne de Donald Trump, alors qu’en 2001 il accusait le gouvernement américain d’être à l’origine des attentats contre le World Trade Center.