Trente ans dans un groupe apocalyptique

Témoignage

Irène a été adepte d’un groupe apocalyptique basé non loin du désormais célèbre pic de Bugarach . Enfermée durant 30 ans dans une prison mentale, elle estime que le moins qu’elle puisse faire, c’est de témoigner pour que d’autres ne tombent pas dans un tel enfer.

Nous publions ici des extraits de son intervention lors du colloque organisé par la FECRIS, à Perpignan le 15 octobre 2012, complétés par quelques précisions qu’elle a livrées à la presse locale.

Rencontre avec son gourou

Irène a 20 ans lorsqu’elle rencontre son gourou pour la première fois. Elle le croise à Nice, dans la librairie ésotérique de son oncle. D’emblée, elle fait confiance à cet homme qui se présente comme un guérisseur-magnétiseur et connaît la famille car sa mère a déjà fait appel à lui . Comme bien des jeunes à son âge, Irène est mal dans sa peau, fragilisée par une situation familiale pesante. Le guérisseur ne met pas longtemps à déceler ses failles. Très vite, il prétend être un grand mage et avoir des dons. Il se prétend aussi maître spirituel. Il explique que les grandes Traditions religieuses et philosophiques parlent toutes d’un âge d’or perdu par la faute des hommes et qu’un jour surviendra l’apocalypse et une ère nouvelle. car le Monde, gouverné par le Mal, court à sa perte.

Il prétend dialoguer avec celui qu’il appelle « le Père ». Cette voix qui le guide lui a révélé que sa mission est d’oeuvrer pour le salut de l’humanité, de se préparer pour l’apocalypse, et poser les bases d’une nouvelle société. Ses adeptes seront protégés lors de l’apocalypse et contribueront à édifier une ère nouvelle régie par les lois divines universelles. Il assure Irène que leur rencontre n’est pas fortuite et qu’elle est une élue comme lui, qu’il a besoin d’elle pour sa mission… Il convainc Irène que leur rencontre n’est pas fortuite, qu’elle est une élue comme lui et qu’il a besoin d’elle pour sa mission…

Départ pour la mission

Il lui demande de quitter Nice et de le rejoindre dans l’Aude, expliquant, pour la convaincre qu’un tsunami doit s’abattre sur Nice. C’est ainsi qu’elle est entraînée vers Rennes-le-Château, non loin des commanderies templières et des châteaux cathares, et du pic de Bugarach.

Elle apprend que « le Père » aurait révélé l’existence de l’Arche d’Alliance. D’après le gourou, cette « Arche d’Alliance » du temple de Salomon, trésor des Wisigoths et fruit d’une technologie extra-terrestre, serait une arme primordiale au jour de l’apocalypse. Des extraterrestres, tenant les humains sous leur emprise et disposant d’une base souterraine et de portes temporelles permettant des voyages interstellaires, devront être combattus.

Au cours des années

Sur le terrain, Irène découvre des fouilles, un campement secret et permanent à Camps sur Agly. Pour mener à bien l’importante mission, il fallait vivre dans un état de siège. Soumis au stress permanent, les adeptes se sont terrés comme un commando dans leur campement. Il faut crapahuter longtemps pour aller puiser et ramener de l’eau… alors que pour atteindre cet endroit reculé, le gourou se fait offrir un 4X4.
Pendant trente ans, Irène a tenu prêt un sac à dos rempli d’affaires de première nécessité au cas où surviendraient les cataclysmes et autres signes annonçant l’arrivée imminente du jour de l’apocalypse : il fallait être prêt pour un départ précipité vers la base de repli.

Ils montaient de véritables armées autour du camp. L’ambiance était celle de résistants se battant pour leur survie, les adeptes étaient vêtus de treillis, sous l’emprise totale du gourou.

Pendant 18 ans, Irène passera tous ses jours de semaine à travailler pour subvenir aux besoins du groupe, et tous ses week-ends et jours de congé à creuser dans la roche. Une douzaine de personnes au total ont partagé son quotidien : certains, comme elle, alternaient les travaux avec une vie professionnelle (kinésithérapeute, dentiste, sage-femme, gendarme…), d’autres restaient sur le campement en permanence. A coup de pioches, barres à mine et explosifs, ils ont creusés sans relâche quatre puits d’une vingtaine de mètres de profondeurs, dans lesquels ils descendaient en rappel, atteignant parfois des réseaux de grottes. Tout cela sans étai, sans aucune mesure de sécurité. Mis à part un accident de manipulation de dynamite, Irène réalise à quel point c’était dangereux et quelle chance ils ont eu de ne pas y rester.

La vie dans le camp

La vie, sur le camp et sur la base, était dictée par le gourou. Il imposait un régime végétarien et sans eau… parce que l’eau ça oxyde les cellules. Les seules boissons autorisées étaient le café, le thé et l’alcool !

Le gourou enjoint Irène d’intègrer la notion de pureté : il la persuade qu’elle ne peut être protégée du Mal par les forces divines que par un travail incessant de purification de soi. Lui seul est à un stade de pureté qui lui permet de recevoir des messages divins.

Le monde extérieur est perçu comme menaçant et impur. Certains adeptes doivent travailler à l’extérieur pour subvenir aux besoins du groupe, il les considère avec méfiance car passibles de polluer les autres lorsqu’ils arrivent de l’extérieur.
Malgré tout ce qu’il leur fait subir pour soi-disant se purifier, Irène et les autres adeptes restent.

Le gourou avait tous les pouvoirs, il savait tout. Il interrogeait chacun et il fallait dénoncer celui qui aurait eu « une mauvaise pensée susceptible d’entraver la mission ». Il excellait dans l’art du « diviser pour mieux régner » : chacun des membres du groupe se devait de dénoncer un adepte qui aurait eu des propos ou des comportements illicites.

Comme les autres adeptes, Irène doit tout payer : logement du gourou, nourriture, sacs de survie, outils, treuil électrique, groupe électrogène, foreuse pour placer les bâtons de dynamite… Le gourou lui a fait acheter un outil pour découper les glissières de sécurité des autoroutes, afin de pouvoir fuir plus vite le jour de l’apocalypse… Il va même jusqu’à lui demander d’acheter des pièces d’or : « quand viendra l’ère nouvelle, les monnaies n’auront plus court ». Plus grave, à sa demande, « le groupe a financé l’achat d’armes à feu pour se défendre contre les bandes armées lors du chaos général de la fin du monde ». La police découvrira enfouies un peu partout, 81 armes dont des pistolets mitrailleurs et 2000 munitions.

Sur un signalement d’activité mystérieuse, deux gendarmes ont été sur les lieux. Ils se sont approchés du campement, ignorant que les adeptes avaient piégé les abords.
L’un d’entre eux ayant accroché un fil et déclenché la mise à feu d’un chapelet de grenades d’exercice, les militaires sortent leurs armes. Entraînés aux attaques dont le gourou leur a tant parlé, les adeptes se précipitent sur leurs armes. Adeptes et gendarmes se retrouvent face à face, armes à la main.
« Nous étions tous tendus, se souvient Irène. Le gourou nous rabâchait qu’il fallait que nous soyons prêts à tout. Qu’il y avait des bandes armées prêtes à fondre sur nous. Nous montions des gardes en permanence autour du campement. On se relayait chaque trois heures, de jour comme de nuit. J’ai donc dû apprendre à tirer. »
Le lendemain, les hommes sont convoqués à la brigade, obligés d’amener les fusils. Ils reviendront avec. « Aujourd’hui encore, je me demande pourquoi ils n’ont pas été saisis ce jour-là ? », s’interroge-t-elle[1].

A cette époque, Irène est sous l’emprise totale du gourou. Il la culpabilise et l’interroge sur ses activités et ses rencontres en dehors du groupe. Il prétend tout savoir et interdit toute remise en question. Lorsqu’elle ose émettre un doute, il l’accuse de mauvaises pensées qui polluent l’égrégore du groupe et entravent la réussite de la mission.

Les premiers doutes s’installent chez Irène lorsque, après 18 ans de fouilles en 1998, le gourou en ordonne l’arrêt et un repli sur le Larzac, laissant précipitamment tout en plan. C’est le Père qui le lui a demandé. Percevant que le groupe s’interroge, il continue à exercer son pouvoir avec la menace de l’apocalypse.

La sortie

La véritable prise de conscience d’Irène a été déclenchée par un secret vieux de douze ans : le gourou a extorqué à une adepte très fragile une propriété qui lui venait de ses parents. Il l’a tenue en lui faisant croire qu’elle était atteinte d’un cancer, puis du Sida et qu’elle serait guérie de ces deux graves maladies grâce à lui. Il l’a même convaincue de se faire arracher toutes ses dents pour qu’elle ne soit pas dérangée par une rage durant l’apocalypse.

Autre électrochoc : Irène est tombée amoureuse, et comme le gourou l’avait déjà fait par le passé, il lui demande de rompre. Mais cette fois-ci, elle s’y refuse.

Il lui aura fallu deux ans pour trouver la force de partir : elle quitte le groupe en 2003, entraînant avec elle trois adeptes qu’elle est parvenue à convaincre. Ces quatre personnes ont porté plainte pour abus de faiblesse. Trois juges d’instruction, quatre procureurs et cinq ans plus tard, le gourou obtient un non-lieu après 4 mois de prison préventive. Lui et quatre de ses proches ont simplement dû répondre de « détention d’armes sans autorisation ». Ils ont écopé de peines d’emprisonnement avec sursis. Elles auraient tellement voulu que la justice reconnaisse qu’il les avaient faites souffrir.
S’en est suivie une période difficile où, désemparée, elle avait la sensation que sa vie n’avait plus aucun sens. Elle a dû se reconstruire et apprendre à se connaître car on ne sort pas indemne de 30 années de lavage de cerveau. Une énorme parenthèse de 30 ans de sa vie durant laquelle elle a été plongé dans un univers fantasmagorique et dont elle doit sortir pour enfin reprendre pied dans la réalité. Irène pense qu’il faut beaucoup de temps et de travail sur soi pour réussir à se pardonner à soi-même tant de crédulité. Elle n’a pas pu fonder de famille. Avec beaucoup de pudeur Irène reconnaît que durant 30 ans « on » s’occupait de la sexualité des adeptes.
Aujourd’hui, elle s’est lavée de tout cela et a repris le goût de vivre et d’aller de l’avant.
Avec le recul, Irène sait maintenant qu’une secte apocalyptique est avant tout mystique. Que la menace de l’apocalypse que fait peser le gourou sur ses adeptes est telle qu’il parvient à leur faire perdre leur libre arbitre. Que chaque individu que compose un groupe peut être réduit à l’esclavage. Irène et les autres auront creusé dans la roche durant 18 années en finançant eux-mêmes les recherches et les biens de leur gourou.

Sans doute est-il toujours dans la région, quelque part dans un coin à l’abri des regards indiscrets et qu’il officie toujours sans être inquiété…

[1] Extrait des enquêtes du Midi Libre, 5-11-2012 en particulier