Dans son dernier ouvrage, Déchéance de rationalité, le sociologue Gérald Bronner analyse la progression des comportements complotistes et explore des pistes pour lutter contre ce qu’il désigne comme une « épidémie de crédulité ». Il a tiré ses conclusions du travail effectué auprès de jeunes radicalisés, accueillis sur la base du volontariat, au centre de prévention de la radicalisation de Pontourny.
Pendant un an, il leur a enseigné « l’indépendance mentale » en aiguisant leur esprit critique par le débat et la discussion. Durant les entretiens, il a constaté des points communs entre tous les jeunes qu’il a suivis. Tous avaient une lecture littérale des textes religieux et considéraient que le hasard n’existe pas et que le monde est ordonné par une entité supérieure donnant à chaque événement une intentionnalité, croyance les amenant à remettre en question des théories scientifiques comme l’évolution.
Mais cela ne touche pas que les jeunes musulmans radicalisés. Pour une grande partie de la population, accepter la place du hasard pour expliquer « les malheurs du monde » provoque une souffrance intellectuelle qui appelle souvent à préférer croire en une intentionnalité sous-jacente mise en oeuvre par les élites ou des sociétés secrètes.
Gérald Bronner attire l’attention du lecteur sur les biais cognitifs qui défendent nos croyances et altèrent notre raisonnement, et donne des conseils pour ne pas se faire piéger.
Selon lui, le désir de vérité n’a pas reculé, mais « la mise en scène pour faire passer du faux pour du vrai est beaucoup plus facile ». Dans un contexte général de défiance envers les institutions, les concepts intellectuels censés expliquer le réel ont acquis la même valeur qu’ils soient basés sur un fondement scientifique ou sur des croyances. Internet, en démocratisant la parole, n’a fait qu’accroître ce phénomène en permettant aux radicaux de se rencontrer, d’exprimer et diffuser beaucoup plus facilement leurs idées.
Le cerveau trouvant plus de confort dans des croyances, nous avons une tendance naturelle à chercher des informations corroborant nos dogmes ou nos opinions, c’est le biais de confirmation. Biais renforcé par les algorithmes de Google et autres grandes plateformes internet.
Complotisme, radicalisation des points de vue, remise en question de la science, selon le sociologue, la perte de rationalité touche toutes les tendances politiques et sévit dans les plus hautes sphères intellectuelles. Il déplore de voir le Premier ministre Edouard Philippe citer Pierre Rabhi lors de la présentation de son plan anti-gaspillage, alors que ce dernier est connu pour ses affinités avec l’Anthroposophie qui prône une agriculture basée sur des concepts ésotérico-magiques et un refus de la vaccination. De même, il épingle Michel Onfray quand ce dernier explique que l’élection d’Emmanuel Macron était une machination orchestrée par le grand capital. Selon lui, Onfray est victime du biais d’intentionnalité qui consiste à « penser que des événements qu’on juge désagréables sont les conséquences d’une coordination malveillante » et non le fruit du hasard.
Selon Gérald Bronner, cette déchéance de rationalité représente un véritable danger pour nos démocraties. En effet, selon certaines études, la radicalité politique et religieuse va de pair avec les théories du complot. Dans l’imaginaire des complotistes, un « système » trop puissant gouvernerait le monde en manipulant le peuple et la seule solution pour s’y soustraire serait de faire sécession, le risque étant « de fracturer notre espace commun » et de favoriser la montée du populisme.
Pour Géralrd Bronner, lui-même très croyant et millénariste à l’adolescence, la découverte de l’existence des biais cognitifs lors de ses études de sociologie a été une révélation. Il a pu, au prix de gros efforts remettre en question ses propres croyances et a compris que, contrairement à une croyance, un fait scientifique a une valeur universelle. Il propose différentes pistes pour enrayer « l’épidémie de crédulité » : réguler le marché de l’information en modifiant les algorithmes de recherche pour laisser une place aux argumentaires anti complotistes, enseigner l’esprit critique dès l’école primaire et mobiliser des rationalistes pour contrer les conspirationnistes sur internet.
(Sources : Le Point, 14,03,2019, Le Journal du Dimanche, 03.04.2019, Le Figaro, 05.04.2019 & Usbek et Rica, 27.04.2019)