Canada / Quel avenir pour les enfants de Lev Tahor ?

Le 18 novembre 2013, la plupart des 200 membres de la communauté de Lev Tahor ont quitté Sainte-Agathe-des-Monts (Québec) pour se rendre dans la région de Chatham-Kent en Ontario, peu après que le Département de la protection de la Jeunesse (DPJ) des Laurentides ait entamé une procédure judiciaire contre quelques parents soupçonnés de mauvais traitements sur leurs enfants. Le 27 novembre 2013, en l’absence de ces parents, le tribunal québécois de la jeunesse a ordonné, le placement de quatorze enfants en famille d’accueil.


Le dossier Lev Tahor se retrouve entre les mains de la justice de l’Ontario, réputée plus clémente sur les questions de liberté religieuse. Devant la cour de Chatham, aucun membre de la secte n’est présent. Ce que craignait la DPJ des Laurentides s’est produit : deux familles ont de nouveau pris la fuite emmenant avec elles 12 des 14 enfants visés par le jugement de novembre. Les deux autres mineurs sont une jeune mère de 17 ans et son bébé.

Le 5 mars 2013, toujours en l’absence des intéressés, le tribunal de Chatham a confirmé la décision du juge québécois, demandant le retour des enfants au Québec et la poursuite de la procédure entamée par la DPJ. Lev Tahor a immédiatement fait appel de cette décision.

La police ontarienne de Chatham confirme que 12 des 14 enfants qui devaient être placés ont quitté le pays et que les deux autres mineurs sont introuvables.

Une famille à Trinité-et-Tobago

Trois adultes et six enfants ont tenté de prendre la fuite vers le Guatemala mais ont été interceptés et retenus à l’aéroport de Trinité-et-Tobago (petite île d’Amérique du Sud). Malgré la demande des autorités locales, cette famille refuse de repartir au Canada et fait appel à un avocat pour qu’il les aide à atteindre le Guatemala, ralentissant ainsi la procédure de rapatriement.

Finalement les neuf membres de Lev Tahor retenus sur Trinité-et-Tobago ont été renvoyés au Canada  ; les six enfants ont immédiatement été confiés aux services de la protection de l’enfance et les adultes placés en détention.

Denis Baraby, directeur de la DPJ, est « heureux du retour au Canada des six enfants » mais il continue de s’inquiéter du sort des six autres enfants que les parents ont réussi à entraîner au Guatemala. Il a instamment demandé aux autorités de saisir les passeports de tous les membres de la secte pour éviter une autre fuite collective.

D’autres membres ont pris la fuite. Le 2 avril dernier, six adeptes de Lev Tahor ont été arrêtés par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui recherchaient sept membres du groupe dont le visa était échu ou visés par une mesure de renvoi. Trois d’entre eux ont été placés en détention, les autorités craignant qu’ils ne se conforment pas aux ordonnances d’expulsion. Tous trois citoyens israëliens, ils n’avaient pas le statut légal pour demeurer au Canada. Concernant les trois autres membres arrêtés, deux ont été placés en liberté conditionnelle et le dernier, citoyen américain, est retourné aux États-Unis.

Une famille au Guatemala

Un autre groupe constitué, lui aussi, de trois adultes et six enfants, serait parvenu à atteindre le Guatemala le 4 mars 2014.

Les autorités guatémaltèques, avec Interpol, ont localisé les membres dans un hôtel et ont envoyé des enquêteurs afin de questionner adultes et enfants. Selon Pamela Palmer, porte-parole de Lev Tahor, les « autorités locales veulent vérifier les faits avant de séparer ces familles ». Elles attendent les éléments de preuve du gouvernement canadien pour se prononcer sur le sort qu’elles réservent aux fugitifs.

Le 17 mars, ces 9 personnes ont été sommées de comparaître devant la cour familiale de Solola. Pour leur défense, elles ont argué qu’elles se sentaient victimes de persécution religieuse.

Estimant que les autorités canadiennes n’avaient pas apporté suffisamment de preuves pour justifier une mesure de renvoi, le tribunal guatémaltèque a autorisé les six enfants à rester au Guatemala avec leurs parents malgré l’ordonnance d’arrestation de l’Ontario. Ces membres de Lev Tahor ont alors tenté une demande d’asile.

Ils ont donc pu conserver leurs passeports. Ils continuent à contester les allégations de négligence, de sévices, de normes inadéquates en matière d’éducation et de mariages forcés de jeunes filles. Ils affirment s’être réfugiés en Amérique du Sud non pas pour fuir l’ordre de la cour canadienne mais plutôt pour préserver la liberté de religion de leurs enfants. Ils demandent également que deux de leurs enfants, arrêtés à Trinité-et-Tobago et repartis au Canada, puissent les rejoindre.

Stephen Doig, directeur exécutif des services enfants de Chatham, a déclaré que son organisme n’a pas envoyé de personnel au Guatemala, mais qu’il travaille avec les ministères des Affaires étrangères au Canada et aux Etats-Unis, ainsi qu’avec les responsables guatémaltèques, pour tenter de trouver une solution à la situation.
Ces familles tentent toujours d’obtenir le statut de réfugiés auprès des autorités guatémaltèques.

Les deux autres fugitives

Les deux mineures disparues, une jeune mère de 17 ans et sa petite fille, ont été interceptées par les autorités policières à l’aéroport de Calgary. Elles étaient à New York.

Lev Tahor se défend

Parallèlement, le reste du groupe ultra-orthodoxe s’organise pour exprimer qu’il s’estime victime de harcèlement de la part des autorités canadiennes. Pour symboliser leur protestation, les membres arborent l’étoile jaune dont l’Allemagne nazie a affublé les Juifs durant la Seconde guerre mondiale. (Lire l’encadré)

L’organisme de défense des droits des Juifs B’nai Brith du Canada dénonce l’utilisation par Lev Tahor de ce symbole lourd de sens. Son président, Frank Dimant, estime que « toute comparaison entre les victimes de l’Holocauste et la situation des Lev Tahor est dégoûtante et totalement inacceptable ». Il soutient que « l’utilisation de cette symbolique constitue une tentative d’associer les membres du groupe à des victimes et l’action des autorités de la protection de l’enfance à celle des nazis ». Frank Dimant estime encore que « les tentatives pour faire mousser cette affaire ne devraient pas servir à faire diversion sur le véritable enjeu qui doit demeurer le bien-être des enfants ».

Pamela Palmer a indiqué que deux enfants refusaient de s’alimenter pour contester le fait d’avoir été séparés de leurs parents. Ils ont été admis à l’hôpital pour enfants de Toronto. Un troisième, une adolescente de 15 ans, a été également admis en urgence pour déshydratation sévère. Selon la porte-parole du groupe, la jeune fille serait affaiblie par le jeûne qu’« elle a entrepris pour protester contre le traitement réservé à la secte par les autorités canadiennes ». Mais son oncle, vivant hors du groupe, ne l’entend pas ainsi : il estime que ce sont les dirigeants de Lev Tahor qui la manipulent et l’ont incitée à entamer une grève de la faim. Il pense que les leaders du mouvement « veulent jouer sur la fibre émotionnelle des canadiens (…), pas seulement les Canadiens eux-mêmes mais aussi les autorités ».

Les Lev Tahor continuent de nier toute allégation de mauvais traitement à l’encontre des enfants de la communauté. Et pourtant, d’après une copie de la transcription de l’audience du 5 mars rendue publique en avril, les services de l’enfance ont clairement attesté de différentes maltraitances. Durant leur visite, les enquêteurs ont également constaté que les enfants paraissaient sous le contrôle des trois porte-parole de la communauté qui, se substituant aux parents dans l’éducation des enfants, contrôlent la nourriture et l’habillement, et règlent le loyer. Il leur est également apparu que « les membres de la communauté n’ont pas la liberté de choix ».

Selon Ted Heath, contrôleur pour le service de la protection de l’enfance, ces trois porte-parole sont Urial Goldman, Mayer Rosner et Nachman Hebrans. Il raconte que les familles ont été peu coopératives durant l’enquête, refusant de répondre à des questions notamment sur la santé des enfants. Après la fuite des deux familles, les trois leaders n’ont pas répondu aux courriels des travailleurs sociaux qui cherchaient à savoir où étaient les quatorze enfants.

Les services de protection de l’enfance s’inquiètent de l’éducation des enfants, surtout celle des jeunes filles. Toujours selon Ted Heath on ne leur apprendrait que la couture et la cuisine. Les enquêteurs de la DPJ québécoise s’étaient également inquiétés du fait que les enfants ne suivaient pas le programme scolaire provincial.

Denis Baraby rappelle qu’à ses yeux « tous les enfants subissaient les mêmes négligences ». Il regrette de n’avoir eu le temps de « saisir la cour que pour les cas de 14 enfants » car son intention était de saisir la cour pour l’ensemble des enfants. Il a rappelé que « ces familles ont quitté le Canada alors qu’une ordonnance leur interdisait de partir. Elles s’exposent donc à l’application de la Convention de La Haye qui a pour objectif de prévenir les enlèvements et de protéger les enfants ».

Le tribunal se prononce en appel

La communauté ayant fait appel, la juge Lynda Templeton, de l’Ontario, a revu le dossier lors d’une audience qui s’est déroulée le 4 avril. Dans sa décision rendue 10 jours plus tard, elle a estimé qu’une erreur avait été commise en première instance et a cassé en appel le jugement de la Cour de l’Ontario qui avait maintenu l’ordonnance de la Cour du Québec. Les enfants ne retourneront pas au Québec pour être placés en familles d’accueil et seront désormais sous la responsabilité des services de protection de l’enfance de la ville de Chatham qui poursuivront l’enquête sur les familles. Elle a estimé que « causer de nouveaux bouleversements et de l’instabilité dans la vie de ces enfants pourrait avoir des conséquences émotionnelles et psychologiques désastreuses ». La juge Templeton conserve « de vives craintes à propos de la santé et du bien-être de ces enfants et de leur protection ». Elle a également estimé que « les circonstances de l’affaire soulèvent la question de savoir si la communauté (…) vise à se perpétuer en supprimant ou en limitant l’exercice de la pensée critique chez ses enfants ».

Dans le même temps, le juge Paul Kowalyshyn a ordonné que le bébé enlevé à sa mère lors de son arrestation à l’aéroport de Calgary lui soit rendu.

Une autre audience est prévue afin de statuer sur le sort des six enfants des familles interpelées à Trinité-et-Tobago et placés en famille d’accueil au Québec.

Sources : le Journal du Québec, 21.02.2014 & La Presse.ca, 05, 06 et 08.03.2014, 04.04.2014 & Huffington Post, 10, 12 et 19.03.2014 & Le Journal de Montréal, 11 et 15.03.2014 & Le Devoir, 17.03.2014 et 15.04.2014 & Globalnews, 18.03.2014 & Canoe.ca, 19.03.2014 et 04 et 09.04.2014